La Réunionnaise Ann O’Aro sort un premier album d’une brûlante poésie où la pulsation subtile du maloya exorcise une enfance brisée par l’inceste.
Tout jaillit d’un long cri aphone, celui du tableau de Munch, celui d’un nouveau-né, avant que la vie, cruelle et vive, ne déchire l’air, n’éclose et n’éclate. Tout part d’un cœur bancal, à rafistoler, d’une percussion cabossée. Tout part d’un ventre, d’une respiration primitive, d’une blessure béante. Tout part d’un corps qui danse sur les douleurs et tournoie comme un derviche, pour se réparer. Tout part de mots-images, de fulgurances poétiques, sorties des entrailles pour s’enraciner, forgées par l’esprit pour s’envoler. La Réunionnaise Ann O’Aro s’est échappée d’une enfance en enfer, où elle a connu la maltraitance, l’inceste d’un père, qui finit par se suicider.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après une fuite au Québec, un passage à Paris, la jeune femme retrouve son île pour tenter le bonheur. Cette langue enfouie, bafouée par ses parents – le créole –, y reprend ses droits. En son corps, elle pousse comme une herbe sauvage, une poésie vierge. Elle trouve son rythme et ses pas, ses chorégraphies. La chanteuse en gestation domestique son verbe. Dessus, elle entend cette percussion – le maloya, pouls ternaire de son île. On la décourage. “On ne peut rien mettre dessus.” Elle s’obstine. Philippe Conrath, le producteur de Danyèl Waro, croit fort en elle, structure ses talents.
Puissance des textes
Et le voici, son premier disque, sans titre, manifeste de violence et de sincérité, cru et sublime, une œuvre qui sonne dans le ventre, qui cogne le cœur, qui parle au corps, au souffle, aux blessures. Sur ses pistes, les textes puissants s’imposent : les mots accrochés à la peau comme des talismans, en créole pour la plupart, doublés d’une adaptation magistrale en français. Il y a dans sa poésie la folie tourbillonnante d’un Artaud, l’enfance hallucinée d’un Rimbaud et des imageries créoles. La musique, tout en douceur, en retenue, les souligne, les enlumine – percussions en virgule, flûtes en volutes, polyphonies subtiles.
Tout ici sonne maloya. Non le maloya tapageur et revendicatif des cérémonies ; plutôt son évocation intime, ses métriques suggérées, le murmure d’un kayamb, le rythme boiteux, lointain, d’un roulèr, la corde obstinée d’un bobre… Et son fonnkèr, son état d’âme. Car Anne-Gaëlle, son prénom dans le civil, ne nous épargne rien : le viol commis par le père, raconté alors que celui-ci se met à la place de l’enfant ; la violence ; le suicide ; la vie.
Exorciser les mauvais sorts
Sa voix chante, claire, forte, en relief, la réalité brute. Cette voix, la sienne, qui la consolait enfant, et la sortait de ses prisons. Sur ce disque, Ann a 26 ans. On entend aussi la fillette torturée, et son échappatoire sur une marelle céleste (“L’enfance, savane bleue (…) La marelle que tu vois dans le ciel / Le vent en noie les couleurs”). Dans ses incantations, ses formules magiques, ses psalmodies, on entend la fée, et la sorcière, qui exorcise les mauvais sorts. On entend les anges des églises, les mélismes médiévaux, le blues de la terre… Et la guerrière, qui transforme les forces maléfiques en œuvre de lumière. Ann O’Aro offre ici un disque de la radicalité, des limites, dont nul ne revient jamais vraiment. Et voici pourquoi il nous touche et nous bouleverse. Pour son impudeur et sa délicatesse, son obscurité et sa rédemption.
{"type":"Banniere-Basse"}