A travers l’expérience d’un jeune Africain envoyé à la boucherie, David Diop adopte un point de vue inédit sur la guerre de 14-18 et explore la douleur de l’exil.
Il y a quelque chose d’infiniment libre dans la phrase de David Diop. Une poésie assumée qu’il laisse filer. Elle intrigue, car son narrateur est un tirailleur sénégalais de la guerre de 14 qui affirme, page après page, ne pas parler le français. D’où la question : quelle est cette langue qui nous est donnée à lire ? Hasardons une réponse : celle, débarrassée de toute contrainte de temps et de lieu, que l’écrivain s’est donné la liberté de choisir.
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C’est un des aspects intéressants de ce livre. Né à Paris, David Diop a grandi au Sénégal. Comme d’autres auteurs africains ou d’origine africaine, tel Alain Mabanckou, il aurait pu construire une langue bousculant le français normé en le créolisant et en intégrant nombre d’expressions idiomatiques, afin de saisir au mieux une réalité particulière.
Accablé par une insondable culpabilité
En proposant une phrase classique, qui serait la transcription en français d’une autre langue, cet universitaire spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle contourne la question et s’en libère : c’est dans un langage forcément dénué de spécificités régionales que son narrateur raconte.
Alfa Ndiaye est un jeune homme qui a quitté les bords du fleuve Sénégal pour se retrouver dans une tranchée. Il ne se remet pas du décès de son ami d’enfance, son “plus que frère” enrôlé comme lui dans cet abattoir, et une insondable culpabilité l’accable.
La Grande Guerre vue par un tirailleur sénégalais est un angle suffisamment rare dans notre littérature pour que le livre nous interpelle – il aborde en effet les problèmes de racisme et de l’utilisation des soldats noirs lors des combats.
Une magnifique parabole sur l’impossibilité du retour
Ce n’est pas son seul intérêt. Car le narrateur fraîchement débarqué en métropole observe de l’extérieur le comportement des officiers et peut d’autant mieux dénoncer l’absurdité des ordres et l’injustice dans laquelle sont plongés tous ces garçons de 20 ans.
Plus largement, le livre interroge l’obéissance et la crédulité humaine, et le narrateur décrit le long chemin qu’il lui a fallu accomplir pour devenir un homme qui pense par lui-même. Se déploie ici toute la force évocatrice de ce texte qui avance en spirale dans les drames intérieurs du jeune tirailleur.
Frère d’âme devient un roman d’apprentissage et toute une partie, somptueuse, est consacrée aux souvenirs d’enfance d’Alfa Ndiaye et à son adolescence en Afrique. Alors c’est de tout autre chose que de la guerre dont nous parle Diop. Car chez lui, la jeunesse est synonyme de désobéissance, d’indépendance, d’“instabilité joyeuse” et de départ. Et, vers la fin du livre, son personnage principal nous dit qu’il savait bien, en partant à la guerre, que même s’il en sortait vivant il ne reviendrait plus jamais dans son village.
Ce second roman – après 1889, l’Attraction universelle, sorti en 2012 chez L’Harmattan – peut être lu de différentes manières. Une plongée dans l’horreur de la guerre. Un questionnement philosophique sur la trahison et la loyauté. Mais aussi un texte sur l’émigration, un voyage dans l’âme écrasée de chagrin de celui qui choisit de partir, et une magnifique parabole sur l’impossibilité du retour. Sylvie Tanette
Frère d’âme (Seuil), 176 pages, 17 €
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