[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] La féministe anar qui publie King Kong théorie face au bad boy assumé qui signe son premier album solo, Gare au Jaguarr. Rencontre en octobre 2006 entre deux personnalités détonantes de la littérature et du rap.
L’une publie King Kong théorie, pamphlet ultrapersonnel et postféministe qui éreinte les réflexes d’une société encore largement tournée vers l’homme ; l’autre sort son tout premier disque solo, Gare au Jaguarr, parfait concentré de cervelle et de testostérone. La rencontre, outre l’envie un peu facile de confronter King Kong et le Jaguar, nous est immédiatement apparue comme une évidence.
Une rencontre entre deux personnalités considérables de l’époque qui, chacune dans leur domaine, à coups de Baise-moi et de Nique Ta Mère (là encore, la rencontre s’imposait), ont sans jamais mâcher leurs mots réussi à repousser les certitudes, en allant parfois jusqu’à en découdre quasi physiquement avec l’establishment. Virginie Despentes et JoeyStarr ensemble, aujourd’hui, c’est aussi la revanche forcément carnassière de deux auteurs que certains ont bien trop souvent traités comme des animaux de foire.
A la fin de King Kong théorie, tu places JoeyStarr parmi tes héros. Pourquoi lui ?
Virginie Despentes – C’était évident. Il représente quelque chose depuis longtemps : une attitude, une certaine façon de travailler. La liste de noms à la fin du bouquin, c’est une liste de gens qui ne se laissent pas emmerder, ou en tout cas moins que d’autres. J’ai suivi NTM depuis le début, dès le premier ep, dès les premières émissions télé. Pour les gens comme moi qui sont dans le rock, il y a eu la scène alternative et le hardcore dans les années 1980, et puis, à partir des années 1990, c’était NTM. Avec mon groupe, j’ai fait la première partie de NTM quand j’étais gamine. On avait bataillé pour ça.
Vous vous étiez parlé à l’époque ?
Virginie Despentes – Oui, vite fait ! Enfin toi, je pense que tu ne te souviens pas, Joey !
JoeyStarr – Euh, non…
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Quel rôle la musique a-t-elle joué dans votre parcours ?
JoeyStarr – Je n’ai jamais demandé à devenir musicien, j’ai toujours aimé la musique. Quand je mettais un disque, j’avais une sensation d’infini. Mais je ne pense pas que ça changera le monde, parce que sinon d’autres types comme Lennon l’auraient fait avant nous.
Virginie Despentes – Pour moi qui vivais à Nancy, c’est clair que le punk a été un espace hyper important. Ce n’est pas un hasard si j’y reviens tout le temps, ça te marque autant que l’Ecole normale ou que les jésuites. Ça donne des connards ou des gens brillants, mais ça te formate. C’est une école très complète. En plus, personne ne s’occupait de ce qu’on faisait. Personne ne serait venu interdire un concert de punk. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus fliqué, il y a un viol constant de la mentalité des gamins. On veut leur argent, leur pensée, leur enthousiasme. On veut les gamins.
Virginie Despentes : “Avec mon groupe, j’ai fait la première partie de NTM quand j’étais gamine. Tu t’en souviens ?” JoeyStarr : “Euh, non”
Joey, la position de l’écrivain, sa solitude, c’est quelque chose que tu envies ?
JoeyStarr – Quand j’écris mes lyrics, je suis tout seul. Avec Kool Shen, on n’a jamais écrit un texte ensemble. C’était chacun dans son coin.
Virginie Despentes – Tu as déjà pensé à écrire une nouvelle, ou un roman ?
JoeyStarr – Non, plutôt faire des images, des courts métrages. J’ai déjà réalisé des clips. Pour le bouquin avec Manoeuvre (Mauvaise Réputation – ndlr), ça faisait longtemps que mon manager et mon entourage me tannaient. Je ne voyais pas l’intérêt de me raconter : tu ne peux pas être protagoniste et spectateur en même temps. Je ne suis pas trop fiction. J’aime Antonin Artaud, la poésie…
Et toi, en tant qu’écrivain, as-tu parfois envie d’en découdre physiquement ?
Virginie Despentes – Oui, dans King Kong théorie il y a de ça. Même si, quoi qu’il arrive, il n’y a jamais de rapport direct avec le public.
Quand il est question de vous, les médias confondent souvent les adjectifs “violent·e” et “virulent·e”.
JoeyStarr – Oui, oui… Et puis avec Nique Ta Mère et Baise-moi, pour les médias, on est dans le même registre, non ? On a vite eu fait de nous mettre dans la case “écorchés vifs”. Je crois qu’on fait avec ce qu’on a. Cela ne s’invente pas. J’ai vu le film Baise-moi, et j’ai beaucoup vu Virginie en interview à la télé… Moi, j’ai tout dit quand j’ai fait mon disque. Quand j’arrive en interview, j’ai l’impression de vendre des tapis. Je m’en passerais volontiers. J’ai l’impression que c’est pareil pour toi, Virginie.
Virginie Despentes – Oui, complètement. Une fois que tu as terminé un livre, tu ne vois pas bien de quoi tu vas reparler.
Vous pensez quoi de la France d’aujourd’hui ?
JoeyStarr – Je trouve que le système est au bord de la rupture. On a beau faire des choses pour que les gens se réveillent, on évolue encore un peu dans le mépris général, ça me fait un peu peur.
Virginie Despentes – On se dit qu’il y a peu de chance que cela s’arrange. Il y a un espoir bien sûr, parce qu’on est un pays historiquement chanceux, mais a priori on va faire faillite. L’idée que j’ai, c’est de partir assez vite de ce pays…
JoeyStarr – Moi aussi je pourrais partir, mais c’est un peu le principe de la petite fille qui se noie entre tes doigts, tu essaies de la sauver. Je crois qu’il faut ranger la carte de victime et inverser la machine. Je ne sais pas si je serai là pour le voir. De mon côté, j’essaie d’être un grain de sable, un caillou dans la godasse.
Virginie Despentes – Il y a en France aujourd’hui, et comme jamais auparavant, toute une classe de gens éduqués et en mesure de comprendre les choses. Ils sont mal relayés, peu représentés, mais ils sont là.
Dans son livre, Virginie explique que la situation pour les femmes reste très difficile aujourd’hui. Qu’on peut croire que la révolution sexuelle est passée et que tout va mieux, alors que c’est beaucoup plus pernicieux que ça. Est-ce un point de vue que tu partages ?
JoeyStarr – Tu veux mon avis en tant que misogyne ? En fait, je suis coincé entre ma mère et ma femme. Ma mère, c’est un camion. Elle fait office de père et de mère et j’ai beau faire le tendu, devant elle je reste un petit garçon. De l’autre côté, ma femme est présidente du mouvement Devoirs de mémoires, surdiplômée. Pour un misogyne, je suis bien coincé ! Mais elles m’aiment pour ça aussi, le côté connard.
Virginie Despentes – C’est quoi ton côté connard ?
JoeyStarr – Mon côté connard, ça ne se raconte pas, ça se palpe ! Cela dit, ma femme, quand elle est brillante, je me sens fier, représenté. Je pense que c’est toujours aussi compliqué, parce que nous les hommes, on n’a pas réglé certains trucs. C’est nous qui avons un problème. Avec mes potes, on a fondé un club de bridge qui s’appelle “Les femmes c’est de la merde”. C’est un aveu de faiblesse ça, non ?
https://www.youtube.com/watch?v=yoB3o3wbFmI
Joey, tu avais vu Baise-moi. Tu en as pensé quoi à l’époque ?
JoeyStarr – J’avais trouvé ça curieux mortel. J’adorais le côté road-movie. A l’époque, il y avait très peu de films comme ça. Je me reconnais dans ce genre de cinéma : tu pars te mettre en chien, c’est la vie… En plus, c’était une gonzesse qui l’avait fait… et puis le titre. C’était vade retro Satanas. T’as le monde face à toi. Et puis il y avait aussi Virginie, qui était comme une bête curieuse pour les gens. Si elle avait eu une crête rose sur la tête et des docks, ils auraient peut-être mieux compris. Là, non.
Virginie, as-tu ressenti le côté “bête curieuse” ?
Virginie Despentes – A fond. La littérature, c’est un milieu en France dans lequel tout le monde a fait les mêmes études.
JoeyStarr – T’imagines pas la gamelle des mecs quand je venais vendre mon livre dans les émissions littéraires (éclat de rire général)… Je racontais mon histoire, et tout, comment j’avais été battu par mon père, et les mecs m’interrompaient en me demandant si j’allais battre mon fils aussi… J’ai eu droit à de ces trucs… Je sais que c’est pas de la grande littérature mon livre, que Manoeuvre a fait un truc usuel, mais bon, de là à me demander ça… Ils sont durs les mecs…
Virginie Despentes : “C’est quoi ton côté connard ?” JoeyStarr : “Mon côté connard, ça ne se raconte pas, ça se palpe !”
Vous êtes fier·ères d’avoir ouvert des brèches dans vos domaines respectifs, de dépasser un certain standard ?
JoeyStarr – Nous, avec NTM, on a été signés avant IAM, Solaar et compagnie… On était les premiers, on s’appelait Nique Ta Mère, on était reçus par Michel Denisot, alors que les agents des mecs se battaient pour que leurs artistes soient reçus là dedans… On a rencontré des gens qu’on n’aurait jamais dû rencontrer… Je me dis que si ça a pu en engendrer des comme nous, je recommence quand vous voulez… Quand on parle de moi comme la tête de gondole d’un mouvement, j’ai la chatte qui suinte…
Virginie Despentes – Baise-moi, ça a été l’inverse. Je pense que dans les maisons d’édition, tout le monde a recommandé aux auteurs de ne surtout pas faire la même chose, enfin j’ai l’impression…
Sur ton disque, Joey, il y a un morceau qui ne figure pas dans le tracklisting final, un morceau qui parlait de Sarkozy.
JoeyStarr – C’est un morceau qui s’appelle …zy. C’est vrai que la thématique de base c’était “Tiens ta femme et tu tiendras la France”. Bon, mais grosso modo, ça disait : “Bienvenue dans le monde du Petit Nicolas/Où le mot respect est un verre qu’il picola.” Bon, on voulait juste rigoler, on voulait dire un truc genre “Avec ta grosse tête de judas et ton corps de hyène”… Il n’est pas sur le disque parce qu’on fait pas toujours ce qu’on veut. C’est la première fois que ça m’arrive cela dit. Pour la première fois de ma vie, je retire un morceau… Alors que j’ai déjà eu Charles Pasqua et compagnie sur le dos. Sarkozy, il fait peur à tout le monde parce qu’il est très réactif. Enfin, dans les mots. Après, dans les faits, il n’en fait pas plus que les autres, mais il maîtrise l’effet d’annonce.
Virginie Despentes – Sarkozy, c’est un mec qui a un problème avec la tragédie. C’est un mec qui voudrait être autre chose que ce qu’il est. En fait, Sarkozy il aurait rêvé d’être Christian Clavier… Ou Michel Drucker.
JoeyStarr – Ouais, il voulait faire du chant ou du cinéma, Sarkozy. Mais il s’est pris le pied dans le seau au départ du 100 mètres. Ce qu’il fait aujourd’hui, Sarkozy, c’est essayer de rattraper son retard pour avoir le rôle de Jacquouille…
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