[Les Inrocks revisitent les années 2010] Pour tirer le bilan de la décennie, Jeanne Added participera à un talk organisé par les Inrocks, le 24 novembre. A cette occasion, nous republions cette interview fleuve, alors qu’elle s’apprêtait à sortir « Radiate », où elle revenait sur son parcours étonnant.
Le samedi 23 et le dimanche 24 novembre, Les Inrocks revisitent les années 2010 en partenariat avec Lafayette Anticipations. Toute la programmation ici. Entrée libre dans la limite des places disponibles.
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On l’avait laissée émue et triomphante au terme de trois concerts enchaînés dans le vertige de l’Elysée Montmartre. En décembre 2016, Jeanne Added refermait le chapitre de sa renaissance artistique sur scène : le seul et unique espace où elle s’est toujours sentie exister pleinement.
Après des études au Conservatoire de Paris et à la Royal Academy of Music de Londres, plusieurs expériences dans le jazz et le lyrique, une histoire d’amour (et de distance) avec son violoncelle, la chanteuse s’était arrêtée sur le post-punk, la new-wave et la pop pour sortir un très remarqué premier album à l’âge de 34 ans.
Trois ans après le bien nommé Be Sensational, elle est de retour pour distribuer les émotions contradictoires de Radiate. Un second disque largement plus electro et lumineux où sa voix élastique rencontre les productions lettrées du duo franco-écossais Maestro. Comme chaque fin d’été, Paris et ses rues dépeuplées semblent s’élargir au ralenti lorsqu’on la retrouve devant l’Hôtel du Nord. Elle qui n’élève la voix que sur scène (ou sur Pro Tools) explique l’atmosphère de son nouvel album, évoque son rapport fusionnel avec Prince et détaille les étapes fondatrices d’une carrière inhabituelle qui l’impose comme la voix la plus fascinante de cette rentrée musicale.
https://www.youtube.com/watch?v=pg_YV40UI3E
Pour ton premier disque, tu avais travaillé avec Dan Levy du groupe The Dø. A l’époque, tu m’avais expliqué que tu n’aurais peut-être jamais osé sortir le moindre album sans lui. On te retrouve cette année avec Maestro à la production. C’était important de bosser avec des musiciens que tu connais aussi bien ?
Jeanne Added — Dan était parfait pour le premier album. J’avais quand même fait la première partie de The Dø, donc on s’était croisés et on se connaissait aussi. Je pense qu’il fallait un mec aussi exigeant que lui pour que mon premier album sorte. Sinon, je pense que je serais encore en train d’hésiter. Quand j’écoute le résultat, je me dis qu’il a été énorme. Avec Maestro et l’équipe du label Tigersushi, on se connaît depuis longtemps. Mon pote Maxime Delpierre, qui avait réalisé mon ep, a joué avec Joakim (fondateur de Tigersushi – ndlr). Et puis j’étais au conservatoire avec Fred de Maestro. On est une bande de potes en fait, et c’est agréable de bosser dans ces conditions. On n’a pas eu besoin de faire connaissance en travaillant et c’était fondamental pour moi. La fin de la production et de l’écriture d’un album correspond à un moment très intime. Ca m’a donc semblé logique de travailler avec eux car on est très complémentaires.
Et puis j’étais au conservatoire avec Fred de Maestro.Fred maîtrise le son et les textures des synthés comme personne, tandis que Mark, son binôme, se concentre plutôt sur les beats. Des domaines dans lesquels je suis beaucoup moins à l’aise. Ils ont été fantastiques. J’avais composé plein de morceaux et ils les ont nourris de leur culture de la pop, de l’electro et de l’organisation. Je les considère comme des chercheurs. Pour Mutate, on est parti dans des directions tellement différentes.
On a vraiment pris le temps pour trouver le bon équilibre et ça n’aurait pas été possible dans un autre contexte. En fait, la première version était beaucoup plus énervée, presque EDM (electronic dance music – ndlr). C’était la fête foraine ! On a énormément bossé avec Maestro pour rendre ce morceau plus classe mais ce n’était pas gagné (rires).
Si ton premier album t’a aidée à t’épanouir en tant qu’artiste, j’ai le sentiment que la vraie libération a eu lieu sur scène. Notamment grâce au spectacle WIEBO mis en scène par Philippe Decouflé en 2015 à la Philharmonie de Paris. Tu apparaissais conquérante et complètement transformée au moment d’incarner David Bowie…
C’est sûr que le timing ne pouvait pas être meilleur. Le spectacle se tenait quelques mois avant la sortie de mon premier album. J’ai donc eu la chance de pouvoir expérimenter plein de choses dans un contexte qui n’était pas le mien.
Danser, bouger sur une grosse scène, sur la musique de Bowie en plus… C’est quelque chose que je n’avais évidemment jamais imaginé. Je ne pouvais pas rêver meilleure école avant de dévoiler un projet plus personnel avec mes propres chansons qui arrivaient.
On t’associe beaucoup à Bowie depuis le spectacle et tu avais même l’habitude de reprendre le morceau Five Years pendant tes concerts. Pourtant, je crois savoir que tu as été beaucoup plus affectée par la disparition de Prince…
Je ne me remettrai jamais de sa mort… Je l’admire depuis que j’ai 11 ans. En ce moment, j’essaie de comprendre ce qu’il s’est passé avec ce mec-là. Prince était l’un des piliers de mon adolescence. Il me maintenait en éveil sur tellement de questions qui se posent à cet âge-là. Plus tard, en tant que musicienne, je le voyais aussi comme une source de motivation infinie pour me dépasser.
Je ne suis pas allée le voir beaucoup de fois en concert. Je l’écoutais surtout seule, chez moi, dans ma chambre. J’avais un rapport très, très intime avec ce mec… C’est marrant car avant sa mort, personne n’osait trop parler de Prince. On s’est tous outé après. ça doit être l’artiste que j’ai le plus écouté dans ma vie. Je sais qu’il détestait les reprises, mais j’avais fait une cover de Little Red Corvette sur l’ep qui précédait mon premier album. Je l’ai aussi reprise plusieurs fois en concert…
Il était évidemment à mille lieues de savoir que j’existais, mais j’avais toujours une pression folle au moment de jouer ce morceau. J’avais comme l’impression de commettre un sacrilège. Quand il est mort, j’étais dévastée. Le fantasme de le rencontrer un jour était tellement inscrit en moi depuis l’adolescence que j’ai vu plein d’époques défiler d’un seul coup.
Matthieu Chedid m’avait proposé de venir enregistrer un truc le lendemain, mais c’était juste impossible. ça m’a pris un temps fou pour ne serait-ce qu’écouter Prince à nouveau. J’arrive à réécouter ses morceaux depuis quelques semaines seulement.
L’idée de sa mort est insupportable. Il était à la fois super poseur et tellement au service de la musique en même temps. C’était une forme de switch permanent. On a beaucoup pensé à lui en studio pendant l’enregistrement.
Il y a beaucoup plus de lumière sur ce nouvel album. ça éloignera au moins les jeux de mots un peu lourds qui ont accompagné le premier en te présentant comme la nouvelle “Jeanne dark”. C’était important de couper avec cette image et cette ambiance très froides qui habillaient Be Sensational ?
Les jeux de mots n’étaient pas très recherchés, c’est vrai, mais j’étais assez attachée à l’ambiance froide qui régnait sur Be Sensational. Au final, on a fait complètement autre chose cette année ! Je pense que le fait de changer d’instruments en misant beaucoup plus sur les synthés que les guitares a beaucoup joué.
Je me suis aussi très vite rendu compte que la base de morceaux qu’on avait groovait beaucoup plus. J’avais le sourire en les écoutant. On a foncé dans cette direction sans se poser de questions. Ce sont ces moments que j’adore dans la production : quand la musique décide et que tout est tellement flagrant que tu es obligée de suivre son mouvement. Song 1-2 n’est pas le morceau le plus chaleureux du disque mais c’est un titre qui a énormément évolué pendant la production.
Dans le studio, on avait des énormes enceintes. On prenait plein de sons dans la gueule et on devenait parfois complètement hystériques en écoutant certains titres. Quand on a commencé à enregistrer, mes maquettes étaient déjà très avancées mais le travail de production sert aussi à modifier l’enveloppe des morceaux. C’est génial et à la fois hyper ludique d’être surprise par l’évolution des chansons que tu as écrites.De la chanson au post-punk, l’effet de surprise du premier disque tenait énormément à la variété des genres que tu abordais. Pour ce nouvel album, on a l’impression que tu as voulu te concentrer sur une forme d’expression beaucoup plus définie. L’idée de départ était-elle de proposer des morceaux aussi électroniques et amples sur le plan vocal ?
Si c’est le cas, ce n’est pas quelque chose de conscient car je ne voulais pas spécialement me cantonner à un seul style, ni une seule forme d’expression. Pour moi, Radiate est quand même un album très varié. Mais c’est vrai que j’ai essayé de développer un peu plus l’écriture de “chansons” au sens presque littéral.
En termes de formes, j’ai travaillé sur des choses plus traditionnelles. La production globale du disque est sans doute plus unie et cohérente. Cela vient aussi du travail avec Maestro. Je souhaitais laisser plus de place pour ma voix et c’est quelque chose qui se ressent dans l’écriture, dans le son et même dans les arrangements de ce nouveau disque.
L’album est beaucoup plus vocal, c’est vrai. J’avais vraiment envie de ça. D’ailleurs, je suis en ce moment en pleine répète pour la tournée qui arrive et je me rends compte que j’ai écrit des choses pas faciles à chanter. Je suis en galère !
En France, dans le milieu indé,il y a très peu d’artistes qui misent autant sur leur voix. La notion de performance vocale est même souvent réservée à une considération beaucoup plus FM, voire carrément mainstream. Tu n’as pas l’impression d’être un peu à part en défendant un projet aussi vocal ?
Je n’avais jamais trop réfléchi à ça. J’ai quand même l’impression qu’il y a quelques artistes qui jouent beaucoup sur leur voix : un mec comme Eddy de Pretto, par exemple. Chanter est certainement le truc que je préfère faire dans la vie. Ce matin, en marchant dans la rue pour venir à l’interview, je réécoutais Peaches.
Sur son dernier album, il y a un morceau que j’adore : Light in Places. Je me le suis repassé plusieurs fois et je me suis rendu compte qu’elle m’avait influencée d’une manière que je ne soupçonnais même pas. J’ai longtemps cru que je n’étais fan que de l’aspect instinctif de son écriture car on peut penser qu’elle propose un truc assez simple et direct.
https://www.youtube.com/watch?v=wFxTZ8h9bfs
En réalité, il y a plein d’autres choses qui me parlent encore plus chez elle. Notamment ce rapport étrange entre les mélodies très aérées qu’elle assume dans sa voix et le beat hyper énervé qui bombarde ce morceau. C’est clairement le genre d’ambiance qui me faisait envie pour mon disque. Un truc qui te force à danser mais qui draine aussi de l’émotion et de la sensibilité.
Pendant l’enregistrement, sous l’impulsion de Mark et Fred, j’ai écouté beaucoup de techno et d’electro. Ils ont une culture de malade. On a bossé dans un studio fantastique à Bruxelles qui s’appelle La Savonnerie, en plein Molenbeek. J’avais l’impression d’être à l’école.
Bon, je n’ai pas retenu grand-chose de la liste de groupes qu’ils citent tout le temps. Ils sont capables de t’expliquer pendant de longues minutes pourquoi tel mec, un jour à New York, a décidé de changer de boîte à rythmes pour en utiliser une autre et créer un nouveau son.
Ils ont plein de synthés, leur studio est rempli d’instruments externes, tous branchés en audio et en MIDI. Donc on pouvait vraiment faire de la prod pure dans une configuration très souple. C’était idéal.
Il y a trois ans, tu disais avoir pris un peu de distance avec certains vestiges de ta formation classique, comme ton violoncelle par exemple.
Je l’ai prêté pour éviter qu’il ne s’encroûte à la maison mais ces derniers temps j’ai eu envie d’en rejouer. Je continue à faire du piano. C’est comme ça que j’écris en fait. Je ne sais pas vraiment en jouer à proprement parler mais ça m’aide. Je travaille aussi beaucoup devant mon ordi sur Pro Tools. Je sais que la plupart des musiciens préfèrent Logic aujourd’hui… Mais je crois que je ne peux assimiler qu’un seul logiciel de son. Donc c’est fini pour moi, je resterai sur Pro Tools ! (rires)Tu as signé un morceau pour la série de Canal+ Le Bureau des légendes. Tu n’as pas envie d’aller encore plus loin en composant la BO d’un film ou d’un court métrage ?
Eric Rochant, le réalisateur de la série, m’avait contactée pendant la dernière tournée. Il est venu à l’Olympia et il m’a appelée. J’étais surprise car j’adorais son travail et c’était très agréable de bosser avec Rob (le musicien derrière l’ensemble de la BO – ndlr). J’aimerais beaucoup travailler sur la longueur pour une fiction.
Sortir de soi et mettre ce que l’on sait faire au service d’un projet extérieur : il n’y a rien de mieux pour envisager d’autres axes de création et continuer à évoluer. Aller dans les concerts m’aide aussi beaucoup pour ça. Récemment, Maestro m’a mis une immense claque au Point Ephémère et le dernier live de Liars à la Maroquinerie était complètement fou. Angus Andrew, le leader, est comme absorbé par son geste de la première à la dernière seconde. J’adore voir quelqu’un qui s’abandonne à ce point.
Fin 2016, tu avais enchaîné trois dates à l’Elysée Montmartre. Début 2019, c’est carrément le Zénith de Paris qui t’attend. Comment te prépares-tu à assurer le plus gros concert de ta carrière alors qu’il n’y a pas si longtemps tu jouais encore dans des toutes petites salles avec Yes Is A Pleasant Country, ton trio d’impro jazz ?
Je laisse l’entière responsabilité de cette programmation au Zénith, à ceux qui en ont pris la décision ! (rires) Trois dates à l’Elysée, c’était déjà beaucoup. Mais maintenant que c’est prévu, il faut le faire à fond. Je trouve ça génial ! Il y a forcément une possibilité pour que ça ne m’arrive qu’une seule fois donc j’ai envie d’assurer.
Depuis que je me suis lancée dans mon projet solo, j’ai enfin l’impression de faire de la musique au premier degré. A l’époque du jazz, je me positionnais avec un peu de distance. On avait sorti un album avec Yes Is A Pleasant Country. C’était en 2011 mais l’enregistrement date de 2008. Il s’est passé énormément de choses ces dix dernières années mais on joue encore ensemble.
Il ne s’agit évidemment pas des mêmes jauges qu’au Zénith. Pourtant ça fait un bien fou de se retrouver dans un petit festival de musique improvisée devant une foule clairsemée. On prend plaisir à réinterpréter des standards du jazz avec pas mal de liberté. En plus d’être de vrais amis, Vincent et Bruno sont de fantastiques musiciens. On se connaît tellement que lorsqu’on se retrouve ça démarre direct, comme si on ne s’était jamais quittés.
Comment accueille-t-on le succès et la reconnaissance après avoir travaillé dans l’ombre aussi longtemps ?
C’est mon histoire. Elle n’était pas possible autrement. Je pense qu’il y a surtout des avantages car, généralement, quand tu as passé la trentaine, tu sais un peu mieux qui tu es. En termes de psyché, je ne reviendrai à ma vingtaine pour rien au monde ! C’est vachement mieux maintenant. Je sais pourquoi je suis là et pourquoi je fais les choses.
J’ai envie de tripper, de prendre du plaisir et d’en donner, de continuer à apprendre surtout. Je suis dans une projection beaucoup plus positive. ça doit être incroyable de vivre des grosses tournées à 20 ans et d’envisager la musique de manière complètement inconsciente. On n’est pas forcément insouciant quand on est jeune, mais il y a une forme de naïveté et d’énergie qui peut aider à se dépasser.
Personnellement, je n’ai jamais ressenti le moindre problème pour me laisser aller sur scène. C’est plutôt dans ma vie que c’était compliqué. La musique était le seul espace dans lequel je me sentais bien et c’est sans doute la raison pour laquelle j’en ai fait mon métier. Aujourd’hui, je suis heureuse car j’ai réussi à étendre ce sentiment à l’essentiel de ma vie. Disons que c’est une bonne contagion.
AlbumRadiate (Believe), sortie le 14 septembre
En tournée dans toute la France jusqu’au printemps, le 15 septembre à La Courneuve (Fête de l’Huma), les 29 et 30 octobre à Paris (Trianon), le 3 avril à Paris (Zénith)
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