Avec Des raisons de se plaindre, Jeffrey Eugenides, l’auteur de Virgin Suicides et du chef-d’œuvre Middlesex, livre un recueil de nouvelles à haute teneur autobiographique. Nous l’avons rencontré à New York.
New York, le 14 août. Alors que nous approchons de la 10e rue (côté Ouest) et du bâtiment de la prestigieuse New York University (NYU) où Jeffrey Eugenides nous a donné rendez-vous, un orage d’une violence inouïe éclate sur Manhattan. C’est donc trempés comme des soupes, et après nous être protégés sous les porches de quelques entrées d’immeubles cossus, que nous franchissons les portes de la Lillian Vernon Creative Writers House.
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Jeffrey Eugenides déboule deux minutes après, totalement sec et hilare sous un parapluie qu’il ferme avec agilité. “C’est dans cet état que vous venez de France pour me rencontrer ?” lance-t-il, le sourire jusqu’aux oreilles, au photographe et à moi-même, dégoulinants sur la grosse moquette de l’endroit.
“Des raisons de se plaindre” regroupe textes de jeunesse et productions récentes
En contact par mail depuis plusieurs semaines avec l’auteur de Middlesex et de Virgin Suicides, nous avions remarqué que l’humour était un domaine dans lequel celui-ci touchait largement sa bille. Nous sommes donc à New York pour la parution en France de son excellent premier recueil de nouvelles, Des raisons de se plaindre, qui regroupe autant de textes de jeunesse que de productions plus récentes.
Le livre est sorti en 2017 aux Etats-Unis, et au moment où nous lui parlons, l’actualité d’Eugenides est autre, ici, en Amérique. Il vient de quitter l’Université de Princeton, où il enseignait la littérature, pour intégrer comme professeur permanent cette creative writing house qu’il continue de découvrir en notre compagnie.
Il lance : “Je suis un rookie, ici.” Dans la ligue de basket américaine, un “rookie” est un joueur qui effectue sa toute première saison en tant que professionnel. Au mur, des portraits en noir et blanc de Philip Roth, James Baldwin, Susan Sontag ou encore Toni Morrison, tous venus un jour ou l’autre rencontrer les étudiants de cette prestigieuse dépendance de NYU.
Eugenides va d’une photo à l’autre en se tripotant la barbichette. “Toutes ces photos devraient me mettre un peu de pression, non ?” dit-il en nous invitant à grimper, un peu plus dignes et moins mouillés, au deuxième étage de la maison. Eugenides nous installe dans une salle de cours totalement blanche, avec au mur des volumes des plus grands écrivains américains : Melville, Thoreau, Hemingway.
Il nous explique que le bureau qui jouxte la pièce est celui de Zadie Smith, c’est chic. Il ajoute : “Vous êtes les premiers à me rencontrer ici, d’ailleurs je n’ai même pas encore officiellement commencé mon mandat. Mais au moment où vous publierez votre article, je serai déjà en fonction. C’est ce que l’on appelle le sens de l’anticipation.”
Un poids lourd discret de la littérature américaine
En trois livres à peine – Virgin Suicides (1993, adapté au cinéma par Sofia Coppola), Middlesex (2002, récompensé par un Pulitzer) et Le Roman du mariage (2011) –, Jeffrey Eugenides est devenu un poids lourd discret de la littérature américaine. Avec Des raisons de se plaindre, recueil de nouvelles écrites entre 1988 et 2017, il vient confirmer sa classe et ses obsessions, avec en tête sa ville natale, Detroit, qu’il a posée sur la carte des lettres US et où l’on retrouve Cathy et Della, héroïnes des “Râleuses”, sorte de Thelma et Louise version 3e âge qui ouvre ce volume.
“J’étais alors – et je le suis encore d’ailleurs – fasciné par James Joyce et Oscar Wilde”
Jeffrey Eugenides nous précise : “Je suis né à Detroit dans un quartier qui s’appelait Indian Village, et avec ma famille nous sommes partis vivre à Grosse Pointe, un quartier plutôt aisé de la ville, mais qui n’était pas vraiment dans la ville. Donc j’ai toujours eu plutôt une position d’observateur, mais un peu contraint. Au départ, je ne souhaitais pas forcément écrire sur cette ville. Le premier texte que j’ai écrit à la fin des années 1980, ‘Des jardins capricieux’, qui se trouve dans ce recueil de nouvelles qui sort en France, se situait en Irlande. J’étais alors – et je le suis encore d’ailleurs – fasciné par James Joyce et Oscar Wilde, probablement parce que je suis à moitié irlandais. Mais tout cela ne me satisfaisait pas, ça manquait de chair, de vécu, et il a bien fallu s’y résoudre : le lieu où je pouvais aller puiser tout cela était le Detroit de mon enfance. C’est donc là que j’ai situé mes deux premiers romans, Virgin Suicides et Middlesex.”
Né en 1960, Eugenides nous avoue ne pas avoir été très marqué par l’histoire musicale de sa ville de Detroit, confessant des goûts plutôt old school allant de Cole Porter à Frank Sinatra (même si dans “Sujet de plainte”, le dernier texte du recueil, il place une référence de toute beauté au Let England Shake de PJ Harvey).
“Quand je me suis mis un peu plus sérieusement à la musique, dans les années 1970, j’ai surtout vrillé sur des trucs psychédéliques”
“Je vais être honnête avec vous, la musique de Detroit, je suis un peu passé à côté. J’ai évidemment été baigné par la musique de la Motown. Je me souviens que près de chez moi il y avait ce lieu futuriste, le Roostertail, situé sur la rivière, où défilaient les chanteurs du label : Stevie Wonder, Diana Ross et les Supremes. Mais je ne les ai jamais vus jouer, j’étais trop jeune, j’entendais juste ce que l’on en racontait. Idem pour les Stooges et les MC5, je ne les connaissais que de nom. Quand je me suis mis un peu plus sérieusement à la musique, dans les années 1970, j’ai surtout vrillé sur des trucs psychédéliques. Que voulez-vous, c’était ma génération !”, confie-t-il, amusé.
Des années 1970 un peu embrumées, donc, qui après un passage à la très renommée Brown University le mènent tout droit vers la Côte Ouest, à Stanford, où il obtient – ça tombe plutôt pas mal – un master de creative writing. De ces années un peu “roots Babylon” en Californie, il garde un souvenir ému. C’est le temps des lectures, des heures passées à chiner des classiques dans les bookstores deuxième main de San Francisco.
“Ma première révélation a été ‘Les Voyages de Gulliver’ de Swift”
“Plus jeune, je n’ai jamais été un grand lecteur. Je me souviens que ce n’est que vers 16 ou 17 ans que je me suis décidé à lire autre chose que ce qu’on nous imposait à l’école. Ma première révélation a été Les Voyages de Gulliver de Swift, si romanesque. Tout cela a été confirmé par la lecture de Crime et Châtiment de Dostoïevski. Puis le livre qui a tout changé, je crois, et qui m’a donné envie d’être écrivain, c’est Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce : je me suis alors dit que la littérature pourrait devenir ma vie. Cet auteur m’a fasciné.”
“Comme tout le monde, j’ai eu du mal à lire Ulysse du premier coup, j’en avais des souvenirs parcellaires, notamment ces moments où il boivent de la stout beer, peut-être de la Guinness je ne sais plus, mais j’ai aimé lire ce livre plusieurs fois pour en recoller les morceaux au fil du temps. J’adore cette dimension puzzle, que j’ai retrouvée ensuite chez Pynchon. Vous voyez ce que je veux dire ? Ces écrivains dont on croit qu’ils jettent des choses un peu éparses sur les pages mais qui, à la fin, vous font comprendre en quelques phrases que tout cela est d’une extrême cohérence.”
Lorsqu’on le questionne sur la littérature américaine, avec cette intuition qu’il est fasciné par J. D. Salinger – parce qu’à l’instar de l’auteur de L’Attrape-cœurs, on a recroisé dans Des raisons de se plaindre des personnages existant déjà dans ses romans (le traveller Mitchell Grammaticus, l’un des héros du Roman du mariage, qui symbolise les années hippie de l’écrivain, ou le fantastique Docteur Peter Luce, “spécialiste en hermaphrodites” qui se penche dans Middlesex sur le cas de Calliope) –, l’auteur botte en touche.
Mes écrivains américains préférés ? Hmmm… Flaubert, Kundera !”
“J’ai longtemps eu du mal avec la littérature américaine. J’ai toujours pensé que les racines du roman étaient en Europe. L’auteur américain que j’ai le plus lu est Henry James, et là encore vous constatez que c’est un cas particulier : il est américain mais il a passé sa vie en Europe. J’ai vécu en Europe, à Berlin, pendant cinq ans, et c’est là-bas que j’ai préféré travailler. J’y ai des souvenirs très doux, c’est un bon endroit pour écrire, je le recommande. Mais attendez, il vous faut une réponse… Mes écrivains américains préférés ? Hmmm… Flaubert, Kundera !”
Eclats de rire et retour sur ce personnage de Mitchell Grammaticus, qui, il nous le livre en forme de scoop, sera au générique de l’un de ses prochains livres, et en sera peut-être même le narrateur exclusif. “Mitchell, c’est une sorte d’alter ego. Quand j’ai écrit Le Roman du mariage, je ne me souvenais plus très bien que j’avais écrit cette nouvelle intitulée ‘Par avion’ avec Mitchell auparavant, mais c’était le même personnage. Dans la nouvelle, il est en Thaïlande, et dans Le Roman du Mariage, il va en Inde : c’est à chaque fois pour se confronter à de nouvelles règles, sociales ou religieuses, pour oublier les réflexes de l’Occident. A un moment, j’ai ressenti ce besoin très fort, très puissant, de me confronter à un autre paradigme, en tout cas un paradigme différent de celui que m’avait proposé l’éducation donnée par mes parents.”
Le décalage générationnel, thématique forte de l’œuvre d’Eugenides
Voilà aussi l’une des thématiques fortes de l’œuvre d’Eugenides, ce décalage générationnel que l’on retrouve dans le rapport funeste entre les sœurs Lisbon de Virgin Suicides et leurs parents, ou encore dans l’histoire de la Calliope de Middlesex, pas vraiment comprise ni par sa mère ni par son père, et qui le leur rend bien.
Mais chez Eugenides, peu importent les bisbilles et les incompréhensions familiales, l’amour est là, donné comme il peut l’être, entre maladresse et générosité. Dans Des raisons de se plaindre, il y a au cœur de “Par avion” (encore) ce coup de fil fantastique de Mitchell Grammaticus (toujours) à papa/maman qui résume en quelques pages les tracas et autres consternations de la rébellion ado et post-ado, mais aussi dans “Multipropriété” ce fils qui peine à comprendre les problèmes de business d’un père un peu paumé dans sa retraite, mais qu’il aime par-dessus tout.
“On a toujours des relations compliquées avec ses parents”
On aimerait beaucoup entendre Jeffrey Eugenides sur ce sujet. Il nous répond : “On a toujours des relations compliquées avec ses parents. Mon père était un businessman avec des aspirations qui n’étaient pas du tout les mêmes que les miennes. Je me souviens de certaines discussions que nous avons eues où nous devions être littéralement des extraterrestres l’un pour l’autre. Il nous arrivait très souvent de nous énerver.”
“Je me souviens aussi de mon grand frère, qui, lui, a connu les années 1960 de façon frontale, qui est devenu hippie. Il avait des engueulades incroyables avec mon père, encore plus fortes, où chacun campait sur des positions que l’autre ne pouvait absolument pas comprendre. Il y avait un côté adversaire, ennemi presque ! Mais je sais très bien qu’au final il y avait beaucoup d’amour entre eux, entre nous, je me souviens de très belles scènes de réconciliation. Je me rappelle notamment le moment où mon père a perdu tout son argent suite à une mauvaise décision, exactement comme le personnage de “Multipropriété”. Tout ce qu’il avait construit, selon ses propres règles, s’effondrait. Et nous l’aimions alors pour cela presque encore plus, parce qu’on le découvrait vulnérable et beau.”
Au fur et à mesure de la discussion, on perçoit l’intense dimension autobiographique de ces dix nouvelles rassemblées pour la première fois, qui nous ouvrent une porte inédite sur Jeffrey Eugenides. Auteur peu prolixe mais d’une rare profondeur, il a su se tailler une place à part et à sa mesure dans la littérature américaine. C’est un colosse rare qui a fait de la parcimonie et de la précision de ses textes une force incroyable.
“On peut me reprocher de ne pas m’attaquer à mon époque”
Sorti en 2002 et récompensé par le Pulitzer, Middlesex questionnait le genre il y a une quinzaine d’années, bien avant tout le monde. Un livre d’une grande puissance, ouvreur d’univers, et œuvre d’un homme qui paradoxalement préfère pourtant considérer qu’il écrit sur des choses qui “se sont terminées, parce que c’est plus facile”.
Humble, il poursuit : “On peut me reprocher de ne pas m’attaquer à mon époque, comme peut le faire un Houellebecq, que j’adore, par exemple. Mais je ne fais pas ça par manque de courage, je crois que je le fais par pudeur. J’ai besoin de voir les choses commencer, vivre et s’achever devant moi pour en tirer une sève romanesque, c’est ainsi que je fonctionne. Je ne considère pas la littérature comme un pari, mais plutôt comme une observation et une mise en perspective des choses qui nous ont entourés, qui nous entourent et nous entoureront.”
“Je considère qu’un écrivain doit savoir embrasser la vie et se départir par moments de ses ambitions littéraires”
Et si on lui dit qu’on trouve qu’il écrit peu, même presque trop peu, Eugenides nous confie : “Je suis très très lent, j’aime prendre mon temps. J’ai besoin de vivre. Je considère qu’un écrivain doit savoir embrasser la vie et se départir par moments de ses ambitions littéraires. Et plus il va dans la vie, meilleurs sont ses livres. Depuis trois ans, je m’occupe de ma fille seul, c’est mon activité principale, c’est cela qui structure mon existence, plus que la littérature. En ce moment, je passe beaucoup de temps avec elle, elle rentre à l’université, je sais que c’est un passage compliqué dans une vie. Je tiens à être près d’elle, d’ailleurs je vais devoir vous laisser bientôt, je vais aller lui préparer à manger.”
On lui demande s’il pense que les écrivains dont les portraits nous entourent partageaient cette vision des choses. “Je ne sais pas, je me suis toujours méfié des écrivains qui ont un rapport excessif à la littérature.” Puis c’est son tour de poser des questions. Est-ce que nous avons lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère, et si oui qu’en a-t-on pensé ? Il l’a commencé il y a quelques jours : “Je trouve ça absolument formidable, il se passe beaucoup de choses en France en ce moment, beaucoup de bons livres paraissent. J’ai aussi hâte de découvrir Le Lambeau, le dernier ouvrage de mon ami Philippe Lançon. Nous nous sommes rencontrés il y a de cela quelques années, c’est un type fantastique.”
Il est 18 heures, Jeffrey Eugenides doit nous laisser, il descend avec nous les marches de la Lillian Vernon Creative Writers House et nous salue poliment. “J’espère que je n’ai pas été trop ennuyeux, on dit souvent que les écrivains sont moins passionnants que leur livres”, lance-t-il avec un grand sourire. Une poignée de main et il avance sur la 10e Rue, dans le sens opposé au nôtre, avec un téléphone déjà collé à son oreille. Il parle probablement à sa fille, entre deux grands livres.
Des raisons de se plaindre (Editions de l’Olivier), 304 p., 22 €
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