Le temps d’une nuit, les personnages de cette BD enivrante se perdent ou se réinventent. Un tour de force du Flamand Brecht Evens, qui a adopté la capitale.
“Quand on est jeune, on a des matins triomphants. Le jour sort de la nuit comme une victoire.” Mise dans la bouche d’un personnage secondaire, cette citation de Victor Hugo a pu servir de trame subliminale à cette BD tant elle célèbre les surprises, les excès et les errances de cette vie qui naît une fois la nuit tombée et s’éteint à l’aube. Avec Les Noceurs, son premier livre, Brecht Evens avait déjà montré un talent unique pour diriger un récit choral où l’esprit de fête sert de moteur.
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Huit ans plus tard, il organise une chorégraphie encore plus étourdissante autour du quartier parisien de Belleville, qu’il connaît bien. Point de départ des Rigoles, le café-restaurant homonyme voit se croiser – sans qu’ils en aient conscience – Victoria, Jona ou Rodolphe.
Maniant l’aquarelle et la gouache, Evens travaille comme un peintre
Ils partent bientôt étancher leur soif d’ailleurs et leur quête s’épanouit dans des planches libérées des contraintes habituelles. Ici, les cases s’effacent, les perspectives se tordent et les corps se mêlent pour former de joyeuses foules qui inondent les pages de couleurs, de sensations. Il est souvent impossible de saisir d’un seul regard l’incroyable vie qui anime certaines séquences. D’autres saisissent par leur abstraction et le recours intelligent à des motifs graphiques.
Si Evens a adopté la bande dessinée comme langage, il tire ses influences les plus évidentes de Matisse, Brueghel l’Ancien ou Hockney. Maniant l’aquarelle et la gouache, il travaille comme un peintre et il peut arriver que l’on s’arrête sur certaines de ses planches comme devant des tableaux.
Mais ses audaces formelles et sa virtuosité ne font pas dérailler son histoire, elles la nourrissent. Elles servent aussi la psychologie de personnages qui se révèlent à nous, menteurs ou perdus. Témoin attentif de son époque, Evens évite les pièges de l’entre-soi – pas besoin de connaître Belleville pour en apprécier cette version fantasmatique – et a construit son album comme un long voyage dépaysant et rafraîchissant. Attention, ouvrir ce livre revient, sans en avoir forcément conscience, à prendre un aller en direction d’une ivresse inconnue.
Les Rigoles (Actes Sud BD), 336 p., 29 €
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