[Il y a 29 ans sortait l’album “Puta’s Fever”, avec lequel La Mano Negra a conquis l’Europe et chatouillé l’Angleterre. A cette occasion nous publions cette archive des “Inrocks” datant de 1998.]
Enfant prodigue du mouvement alternatif français, La Mano Negra n’aura vécu que sept ans. Un septennat de sacerdoce, rythmé par des combats idéologiques, au terme duquel La Mano a donné un visa international au rock français. Retour sur ces années vertes, quelques mois après le premier passage en solo de Manu Chao, sur l’inépuisable Clandestino.
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Personne n’a rien vu venir. Ni les responsables des services culture des journaux, qui viennent de jeter à la corbeille le tract annonçant un concert de La Mano Negra dans un bar du coin ; ni les magazines rock, pour qui le groupe apparaît vite comme une énième ramification du mouvement alternatif déjà déclaré moribond ; ni les instances artistiques officielles, fatiguées de voir les groupes alternatifs d’alors défendre bec et ongles leur farouche indépendance et refuser toute signature sur une major. Les détecteurs de talents (rédacteurs dans les fanzines ou animateurs de radios rock), eux, savaient que dans les bars de Paris un seul nom occupait les discussions et les soirées : La Mano Negra. Hier, sous le nom provisoire des Ex, ils mettaient le feu dans un caf-conc’ rock de la rue Raymond-Losserand, demain ils feraient trembler les poutres des bouges de la porte de Bagnolet, après-demain La Mano remplirait le Rex jusqu’à la gueule. Nous sommes en 88, Manu et Antoine Chao jouent encore avec leurs groupes respectifs (Hot Pants et Los Carayos) mais passent leurs heures sup à fondre leurs styles, accompagnés du contrebassiste des Wampas.
Un groupe à géométrie variable
Dans des studios de fortune, ils mettent sur pied le cocktail Molotov de La Mano, cette hybridation spontanée entre reggae, musiques latines, caribéennes et rock’n’roll baptisée Patchanka, sur un premier album conçu avec les moyens du bord et sorti sur Boucherie Productions, le label du parrain François Hadji-Lazaro. « Patchanka, se souvient Antoine Chao, s’est dealé lors d’un retour de concert dans l’est de la France, lorsque Manu et moi jouions avec Los Carayos. Le projet Mano Negra avait déjà germé en 87. Manu avait enregistré les maquettes dans la maison familiale à Sèvres, sur lesquelles je faisais quelques tournures de batterie. Quand on a enregistré, La Mano n’était pas ce qu’elle est devenue : c’était un groupe à géométrie variable, beaucoup de gens sont venus nous filer un coup de main. On a fait notre première tournée en deuxième partie des Dirty District, un autre groupe de Sèvres : Manu et moi montions sur scène et on jouait La Mano Negra première formule. Un truc très simple, mais qui a fait beaucoup de buzz parce qu’on visitait des lieux déjà acquis à la musique alternative. »
Mais La Mano deviendra très vite le collectif qu’on connaît, grâce au ralliement de quelques compagnons d’armes alternatifs (dont le guitariste Santi, des Kingsnakes) et à un recrutement éclair, fait au hasard des rencontres dans le métro Manu Chao invitera Philippe, Daniel et Joe après avoir fait un après-midi de manche avec eux. Profitant du réseau alternatif parfaitement organisé sur l’Hexagone, il incendiera vite les chaudrons rock de Bordeaux ou Lyon et ira secouer les oreilles des cinq cents personnes regroupées dans les salles rock de Montpellier, Strasbourg, Poitiers, Toulouse ou de la banlieue parisienne. « Les gens savaient que La Mano Negra regroupait des musiciens des Carayos, des Hot Pants ou de Chihuahua, explique Antoine Chao. Mais on savait déjà qu’il nous fallait toucher un autre public. Le hasard a bien fait les choses puisque le titre Malavida a résolu tous nos problèmes en devenant un tube. De manière assez inexpliquée d’ailleurs, puisque ce genre de fusion entre musique latino et rock avait déjà été tentée mais n’avait pas marché. La grande chance de La Mano est d’être arrivée au bon moment, lorsque le mouvement alternatif arrivait à maturité après sept ou huit ans à grandir avec les moyens du bord dans la semi-clandestinité. »
La loi du marketing n’a pas le monopole du goût
Malavida, la chanson providentielle. Celle qui suffisait à transformer une scène en une pétaudière incontrôlable rendait hystérique un public converti à la fête qui trouvait enfin dans La Mano un groupe proche de lui, accessible et inépuisable de générosité, pendant qu’au fond de la salle les nostalgiques de Clash commençaient à opiner du chef et se sentir tout à coup fiers du rock français. C’est sur la foi des tornades déclenchées par le groupe dans sa tournée que l’industrie mettra La Mano Negra sur orbite fin 88 aux Transmusicales de Rennes. « Tout le monde s’est jeté sur nous, sans qu’on ait vu monter la sauce. On a signé avec une major, on est repartis jouer aux six coins de la France dans des salles de plus en plus grandes… D’un côté, on trouvait ça légitime et de l’autre, les gars de l’alternatif trouvaient qu’on s’était vendus. Mais notre reconnaissance était aussi celle du système de la démerde, la preuve qu’on pouvait en France s’exprimer et monter des choses qui marchent sans avoir à cirer les pompes des maisons de disques. »
Antoine Chao analyse rétrospectivement avec un brin de fierté l’éclairage apporté par La Mano dans les caves du rock. Depuis, la techno ou la belle réussite de Louise Attaque ont démontré à quel point un plébiscite populaire pouvait infléchir des systèmes de diffusion artistique, que la loi du marketing n’avait pas le monopole du goût. La Mano ne se départira jamais de cette attitude, maintenant une extraordinaire pression sur les négociants en culture pour que les prix des places de concerts et de ses disques ne flambent pas. Une belle tentative mal récompensée par l’industrie du spectacle, mais reçue comme un signe fort d’intégrité par tous ceux qui craignaient de voir La Mano changer de camp. Un public à vie, sans cesse grossi par de nouveaux arrivants dévoués aux chaloupements de King Kong Five et au pouvoir de séduction de cette fusion ultime accomplie sur Puta’s fever, l’album avec lequel la réputation débordera des frontières hexagonales pour conquérir l’Europe et chatouiller l’Angleterre en participant au Glastonbury Festival (une première pour un groupe français).
“On avait donné trop d’énergie”
Un public boulimique aussi, pour lequel La Mano ira jusqu’à l’épuisement en donnant presque trois cents concerts par an. Un genre de marathon à couper les jambes et la créativité dont le groupe ne sortira pas indemne. Antoine Chao : « Après coup, on s’est rendu compte qu’on était lessivés, on avait donné trop d’énergie. C’est bien de faire des balances tous les soirs, ça peut aider à trouver de nouvelles idées d’arrangements, mais ça ne va pas plus loin. C’est difficile pour celui qui écrit. On ne trouve pas l’inspiration à l’arrière d’un bus ou dans un aéroport entre Lyon et Berlin… Surtout que la composition n’était pas une chose facile chez nous. Manu n’avait pas du tout pris l’habitude de composer. Il arrivait avec une idée et son interprétation, mais la structure finale des chansons devenait très vite une affaire collective, avec des influences arabisantes, des percussions, des cuivres et tout un tas de choses imprévues. C’est pour ça que Casa Babylon a mis autant de temps à naître. »
La Mano décide donc de prendre l’air et soigne sa lassitude des concerts traditionnels en montant une opération cargo autour de l’Amérique latine, une série de spectacles totaux conçus comme un carnaval permanent où la musique n’est plus qu’un maillon artistique dans des grandes parades mises en scène par Decouflé, innervée des fièvres théâtrales du Royal De Luxe. Au retour, le décalage horaire ne fera qu’accentuer les oppositions de phases existantes et les fatigues déjà insurmontables. Brutalement, après des mois d’effilochage et de lente combustion des passions, La Mano Negra passe à la postérité : en première page du précis du rock français. « Musicalement, La Mano n’était même pas usée, mais plutôt en surcharge d’individualités, dispersée, analyse aujourd’hui Manu Chao. Quand tu montes un groupe, tu vis presque sur un réflexe adolescent, c’est à la vie, à la mort ; tu n’arrives pas à imaginer une fin. Puis la vie tourne, et la douzaine de mecs qui se sont réunis au départ partent dans des directions différentes et l’alchimie disparaît. Avec le temps, nous ne faisions plus que des compromis dans lesquels aucun d’entre nous ne trouvait de satisfaction. Alors, sur sept ou huit ans, le cycle de vie de La Mano s’est arrêté. Naturellement, je dirais. Je le vois comme ça maintenant, mais nous avons tous mis très longtemps à comprendre pourquoi le groupe s’était séparé. »
Une fin sans larme mais sans ride, d’une dignité trop rare dans le rock. « Je ne t’aime plus mon amour, je ne t’aime plus tous les jours », chantait récemment Manu Chao sur son Clandestino, petite merveille d’humilité solo. Une façon de dire que la promiscuité, cet amour fou et permanent à deux ou en groupe, était forcément un enfer.
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