Dans l’enquête la plus aboutie à ce jour sur la radicalité chez les jeunes, les sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié tordent le cou aux idées reçues sur la fabrique du djihadisme en France.
Amin a tout fait pour s’assurer une ascension sociale spectaculaire. Aîné et seul garçon d’une fratrie de quatre enfants, il est tenu à l’excellence scolaire par ses parents, qui lui mettent une pression énorme. Son père, chef d’entreprise dans la construction, estime avoir subi un déclassement en raison de ses origines égyptiennes quand il est arrivé en France dans les années 1980. Amin a la charge de réparer ce préjudice. Il est en quelque sorte l’“élu” de la famille, chargé d’achever le projet de celle-ci par procuration. “L’enfant, il a le devoir de poursuivre l’objectif scolaire de ses parents”, résume sa mère, qui place tous ses espoirs dans l’école et la méritocratie. Studieux et “scolairement sur-adapté” selon l’assistant social qui suit son dossier, l’adolescent file droit.
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Mais alors qu’il est porté aux nues dans le cadre familial, ses camarades de classe “ne le calculent pas”, et le harcèlent fréquemment en raison d’un problème de surpoids et de son statut d’éternel premier de la classe. Pour compenser le décalage entre sa condition scolaire objective et la survalorisation de ses capacités intellectuelles au sein du foyer familial, il trouve une voie alternative pour mieux s’intégrer. A partir de la classe de troisième, suite à la diffusion d’un reportage sur l’imamat, il se passionne pour la doctrine religieuse et s’impose bientôt comme un véritable “imam de préau”. Il obtient ainsi la reconnaissance de certains de ses camarades, qui le consultent pour savoir quelle conduite ils doivent suivre pour être en conformité avec le Coran. Pour lui, c’est l’occasion d’acquérir une nouvelle position, sans qu’il ne parvienne jamais à s’intégrer complètement.
“Je ne trouvais pas ma place”
Il obtient son brevet des collèges avec mention très bien, et s’inscrit lui-même en seconde générale dans un lycée de la région parisienne qu’il choisit “pour le niveau d’études”. Alors qu’il semble toucher du doigt l’avenir radieux qui lui est promis depuis l’enfance, ses difficultés relationnelles se renforcent. Les mécanismes de sélection à l’entrée du lycée se font ressentir crûment. Issu d’une famille populaire et d’un quartier dit “sensible”, il est doublement brimé par ses nouveaux camarades, qui le qualifient de “suiveur”, “manquant de personnalité”. “Je ne trouvais pas ma place”, admet-il lui-même. Ostracisé, il se met à vivre en ascète, isolé de toutes formes de sociabilité juvénile. Pour obtenir des réponses à sa marginalité, il se met à faire des recherches religieuses sur internet et notamment Facebook.
Il entre alors en contact avec des groupes qui prônent le djihad. Dans ce regroupement affinitaire qu’il qualifie a posteriori de “fous” et de “folles”, Amin se sent valorisé grâce au savoir acquis. Il se félicite de devenir peu à peu, auprès de ces collectifs, “un apôtre du prophète, un élu qui doit endurer”. Au cours de ses pérégrinations, ce “Moudjahidine du net” finit par croiser la route de Rachid Kassim, souvent présenté comme un des principaux responsables du départ de jeunes Français vers la Syrie ou de tentatives d’attentats dans l’Hexagone, avec qui il entretient des échanges numériques via l’application Telegram. Le jeune homme voit en lui “quelqu’un de très intelligent”. La chute est d’autant plus rude, après ce moment d’apesanteur sociale : en 2016, le jeune lycéen est mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT), après avoir projeté un départ en Syrie sur les conseils de Kassim.
“Les petits délinquants, issus de fractions plus précarisées des mêmes milieux, adoptent plus volontiers des comportements de provocation à l’encontre des agents des institutions qui encadrent leur existence (…) qu’ils ne manifestent un engagement pour une cause idéologique”
Amin est l’un des 133 mineurs poursuivis pour des affaires de terrorisme ou signalés pour “radicalisation”, dont les cas sont étudiés dans le livre La Fabrique de la radicalité, des sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié. La plupart d’entre eux y figurent pour des affaires relevant du djihadisme, même si l’on compte une quinzaine de cas de nationalistes corses, basques ou d’extrême droite. Grâce aux rapports des travailleurs socio-judiciaires et des psychologues auxquels ils ont eu accès, les chercheurs écartent les habituels poncifs liés à cette question devenue hyper sensible dans un contexte marqué par des attentats meurtriers et par l’inquiétude publique qu’ils suscitent : pourquoi et comment des jeunes Français se radicalisent-ils ? comment la société française peut-elle accoucher de candidats au djihad ?
Leur enquête, exceptionnelle par son ampleur et son caractère empirique, montre que, contrairement à une idée préconçue, les actes les plus graves (départs ou projets de départs en Syrie, planification d’attentats) “sont le fait de bons élèves, issus de familles populaires stables et investies dans l’éducation de leurs enfants.” C’est le cas d’Amin, qui fait partie de ces jeunes qui manifestent une “radicalité utopique”, “la plus subversive selon les agents de l’Etat”. A l’inverse, et c’est une énigme de leur étude, “les petits délinquants, issus de fractions plus précarisées des mêmes milieux, adoptent plus volontiers des comportements de provocation à l’encontre des agents des institutions qui encadrent leur existence (école, police, etc.) qu’ils ne manifestent un engagement pour une cause idéologique.”
Le désinvestissement de la gauche
En procédant à une analyse fine des relations que ces mineurs entretiennent avec leurs familles, l’école et leurs groupes affinitaires, Bonelli et Carrié parviennent à résoudre ce mystère. Ils s’appuient pour cela sur un texte lumineux de Pierre Bourdieu, “Les contradictions de l’héritage”, selon lequel “nombre de personnes souffrent durablement du décalage entre leurs accomplissements et les attentes parentales qu’ils ne peuvent satisfaire ni répudier”. Les jeunes qui endossent une radicalité utopique sont bercés dans l’illusion que l’arbitraire social n’existe pas, et qu’à condition de bien travailler aucun plafond de verre ne s’opposera à leur ascension sociale. “Les mineurs utopiques ont une perception faussée de leur situation sociale effective. Leur famille joue ici en quelque sorte le rôle d’un écran ou d’un voile.”
Quand leurs ambitions sont brutalement démenties, le plus souvent lors de leur passage en seconde (56 % d’entre eux suivent des filières générales, 20 % des cursus professionnels), ces jeunes des milieux populaires, dont 69 % ont au moins un parent immigré de première génération, s’engagent dans un projet politique et social alternatif à l’ordre existant. Celui-ci leur permet de remettre en cause “simultanément le modèle parental et le modèle républicain, incarné par l’école”. C’est ainsi que des lycéens sans histoire, inconnus des services sociaux et de la justice, prennent la voie de la violence politique à référence islamique.
Pourquoi cette doctrine est-elle devenue le vecteur principal de la révolte des jeunesses populaires ? C’est que, comme a pu le soutenir Olivier Roy dans Le Djihad et la Mort, l’utopie islamique comble un grand vide politique. “Contrairement à leurs aînés, qui avaient trouvé à investir leur révolte dans un engagement militant à gauche et à l’extrême gauche, les jeunes utopiques ne peuvent guère la traduire en un projet de ce type, en raison d’une part de l’assèchement de ces mouvances et, d’autre part, du fait de la distance qui s’est progressivement creusée entre le mouvement social et les jeunes issus de l’immigration, écrivent Bonelli et Carrié. Ils vont dès lors trouver à redéployer cette humeur critique sur un autre terrain idéologique, auquel la montée des revendications politiques liées à l’islam un peu partout dans le monde et la diversification des offres concurrentes des ‘biens de salut’ donnent une vigueur nouvelle.”
Radicalité ou révolte adolescente
Pour autant, les conclusions de cette enquête appellent à la méfiance vis-à-vis des mobilisations politiques du terme de “radicalisation”. En effet, la plupart des cas signalés sous ce label n’ont “guère de lien, autre que discursif, avec la violence politique à référence islamique”. Qu’ils soient classés dans les catégories de radicalité apaisante, agonistique ou rebelle, les auteurs décrivent des comportements qui relèvent plus communément de la révolte adolescente. Dans le contexte post-attentats, le recours au registre djihadiste apparaît aux yeux de ces jeunes comme le summum de la provocation, et un outil stratégique pour régler leurs comptes avec des institutions qu’ils vouent aux gémonies. Ainsi, pour exprimer sa colère face à l’abandon familial, Sébastien, dont le père tient des propos racistes et se bat dans la Légion étrangère, se convertit à l’islam, rejoint un groupe salafiste et entre en contact avec Rachid Kassim. Après avoir parlé de projet d’attentat et de départ en Syrie, il a, lui aussi, été poursuivi et incarcéré.
De même, à propos des insultes contre les journalistes de Charlie Hebdo, ou des minutes de silence perturbées après le 13 Novembre, Bonelli et Carrié constatent : “Tout se passe comme si les auteurs des attaques offraient confusément une revanche à certains jeunes des bandes, en frappant des institutions et des individus que ces derniers considèrent comme responsables des humiliations quotidiennes qu’ils subissent.” Ces comportements “ne constituent pas des signaux faibles du djihadisme, mais les manifestations éclatantes d’une défiance envers des familles et/ou des institutions”.
Deux ans et demi après le fameux axiome anti-sociologique de Manuel Valls selon lequel “expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser”, ces chercheurs en sciences sociales apportent un démenti aux discours anxiogènes, aux profilages hâtifs et autres bavardages essentialisants. Ce n’est pas pour rien que Norbert Elias qualifiait les sociologues de “chasseurs de mythes”.
Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La Fabrique de la radicalité – Une sociologie des jeunes djihadistes français, Seuil, 312 pages, 20 €, septembre 2018.
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