Ce premier long métrage, transfiguré par Félix Maritaud dans le rôle de Léo, jeune prostitué errant, pose radicalement la question de l’amour fou.
“Sauvage”, comme son titre l’indique, n’est pas très civilisé. Il est même barbare dans sa matière brute, qui traite son personnage principal en esclave désirant, fleur du mâle accrochée à la boutonnière du film : Léo, 22 ans, travailleur du sexe. Pour le dire avec moins de pincettes, à l’aune de dialogues qui ne mâchent pas leurs mots mais les crachent, Léo est pute. Une pute puisque le mot n’a jamais trouvé son orthographe masculine. Une pute qui fait la pute à la lisière d’un parc. Léo est jeune, Léo est beau, Léo ne cache pas grand-chose de sa marchandise : muscles, bouche, cul, bite. Plus corps que personne, comme ses compagnons de tapin.
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On les découvre au turbin : attente du client, va-et-vient des automobiles qui ralentissent avant, le plus souvent, d’accélérer. Mais aussi, encore plus bas que terre, les différentes toxicomanies pour tenir le coup, la tendresse animale entre les tapins, ou leur violence fulgurante quand un des “sauvages” enfreint les lois de la meute (“5 euros la pipe ? Tu casses le marché !”).
Promenoir physique autant que mental
Le style paraît être celui d’un documentaire, plus ou moins embusqué, c’est-à-dire à une certaine distance qui n’a rien à voir avec la pudeur ou la prudence. La longueur qui sépare la caméra des protagonistes est une longueur d’avance. Elle les situe (extérieur jour et nuit) autant qu’elle nous place. Pas au premier rang comme des cinéphiles hystériques qui voudraient faire partie du film, ni au dernier, comme des spectateurs raisonnables qui estiment qu’il faut un certain recul pour comprendre ce qui se passe et théoriser leur retrait sur l’air de celui ou de celle à qui on ne la fait pas.
Sauvage, et ce n’est pas là sa moindre qualité, nous balade sans cesse dans une sorte de promenoir physique autant que mental où l’on peut se poser bien des questions, le plus souvent gênantes car “impliquantes” : on devient soi-même client quand on se demande combien “ça” coûte. On n’est pas loin de faire partie de la bande, mais avec un certain fumet de nostalgie quand on a passé l’âge de se louer, lorsqu’on comprend qu’il peut y avoir du plaisir, même funèbre, à vendre son cul. Car Léo la pute, c’est dit, c’est montré sans ellipse, aime baiser. Ce qui déjoue les lois ordinaires de la compassion ou de la pitié.
En parfaite osmose avec un film qui le désigne autant par son prénom que par sa déroutante qualité primordiale, Léo-le-Sauvage qui dit à un client “Appelle-moi comme tu veux !” est à la fois trop et pas assez. Trop gentil, trop jeune, trop fragile. Pas assez salope, pas assez dur et moche. A la fois un agneau et un loup, ou plus précisément entre chien et loup, telle la gamme des lumières crépusculaires qui éclairent le film (image de Jacques Girault).
Léo, comme dans une fable romanesque, est capable d’aimer l’impossible : Ahd, un collègue surviril (sensationnel Eric Bernard), qui se proclame hétéro,
dit se prostituer faute de mieux, avant de dénicher un pigeon qui lui offre la sécurité d’une conjugalité nantie. Habité par le monstre de l’amour fou, Léo s’obstine et Ahd repousse son obsession le plus souvent à coups de tatanes. Quel jeune acteur français aurait pu instiller toutes ces nuances, les rendre vitales ? Aucun. Sauf Félix Maritaud, tellement évident d’ambiguïté dès sa première apparition qu’on oublie qu’il joue, que Léo est un rôle et pas une urgence.
Sur le modèle d’Ahd, Léo, petit soldat du sexe, tente de se réformer. Il se maque avec Claude, un bourgeois gentil. Mais à l’instant du grand départ (pour le Québec, eldorado en forme de happy end), Léo se préfère plus Dormeur du Val que pute de luxe, plus Bohème à la Rimbaud que Petit Prince avec son mouton à la con. Quand il prend in extremis la tangente, Sauvage l’est définitivement, choisissant le camp du trouble où certains autres abîmes nous avaient déjà plongés : un plan cul sur fond de fausse visite médicale ; le repos des guerriers du sexe, répandus en bordure d’une piste d’aéroport pour regarder décoller les avions ; ou cette moralité outrageante qui suggère à la volée qu’il est parfois plus intense de dormir dans les bras d’un vieux que de l’enculer, même sauvagement.
Sauvage de Camille Vidal-Naquet (Fr., 2018, 1 h 38)
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