Depuis avril, des femmes se rassemblent sur le pavé japonais, une fleur à la main. A tour de rôle, elles prennent la parole et confient les violences sexuelles qu’elles ont subies pour briser le silence et ne plus avoir honte.
Il est 19 heures et la nuit est tombée sur Tokyo. Devant la gare, un vent froid souffle et fait frissonner les épaules. Quelques dizaines de personnes puis rapidement 200, se rassemblent, en silence, majoritairement des femmes mais aussi quelques hommes. Tous ont une fleur à la main ou dans les cheveux. Rapidement, le micro est allumé et circule. Ces rassemblements, baptisés Flower demo, étaient à l’origine une manifestation d’empathie envers les victimes de crimes sexuels. Lancées en avril par les ONG Spring, Voice Up Japan et Human rights watch, elles sont rapidement devenues des espaces de prise de parole publics qui ne cessent de prendre de l’ampleur dans l’archipel.
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La capitale a été la première à lancer cette initiative inédite. Osaka puis Sapporo, Sendai, Nagoya, Kobe, Yamaguchi, Fukuoka et Kagoshima ont emboîté le pas, au rythme d’une mobilisation mensuelle. Encore timides, elles ne réunissent parfois pas plus de quelques dizaines de personnes dans certaines villes mais elles ont le mérite d’exister, dans un pays où la prise de parole sur ces questions est réduite à néant par le poids de la honte et la peur d’être discriminée. Ces fleurs encouragent les personnes qui ont elles-mêmes été victimes de violences sexuelles à venir partager leurs histoires, leurs expériences, leur douleur aussi. Pour déculpabiliser et ne plus avoir honte. Une démarche qui n’est pas évidente dans un pays où le silence est d’or et où l’on apprend à enfouir le secret au creux de ses entrailles, dans l’espoir qu’il disparaisse.
Des témoignages glaçants
En cette soirée du mois de juin, les témoignages sont plus glaçants les uns que les autres. Mais tous savent que parler, c’est se libérer. Pourtant rompue à l’exercice du discours public, Kazuna Yamamoto, étudiante âgée de 22 ans et fondatrice de Voice Up Japan, s’empare du micro et décrit l’agression dont l’une de ses amies a été victime dans un karaoké. « Elle était dans l’un des box et l’homme s’est jeté sur elle, essayant de la pénétrer. Elle a réussi à s’enfuir mais elle était en état de choc et elle m’a appelé immédiatement. J’étais si mal de ne pouvoir ni l’aider, ni soulager sa détresse. Je me suis également rendu compte à quel point, nous ne sommes pas protégées dans ce pays lorsque nous sommes victimes de ce type d’agressions. » Une jeune femme, qui souhaite conserver l’anonymat, s’indigne : « Au Japon, le harcèlement sexuel a pris tant de formes différentes. C’est si courant que l’on ne mesure même plus la violence de ces actes. C’est dramatique. » Les récits s’enchaînent. Une femme âgée d’une soixantaine d’années, vêtue d’un kimono colorée, confiera un viol, vécu lorsqu’elle n’avait que 13 ans : elle expliquera, en larmes, qu’elle aura mis 30 ans à pouvoir en parler à quelqu’un. Parfois, la prise de parole est si pénible que l’on se cache le visage. La peur d’être blâmée par une société qui a du mal à gérer ses victimes de violence reste tenace.
Depuis l’affaire Shiori Ito, cette jeune femme qui a eu le courage de porter plainte publiquement après avoir été violée par un journaliste, la parole semble enfin se libérer dans l’archipel. Des mouvements se mettent en place, à l’instar de Voice Up Japan. « La justice ne reconnaît tout simplement pas le calvaire des victimes, assène Kazuna. Il est temps de parler, de faire bouger les choses. Ces violences doivent cesser. La loi doit remplir son rôle de protection des victimes, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui : c’est pourquoi nous avons mené une pétition afin de demander une révision du Code pénal. » 45 875 signatures ont été recueillies en quelques mois. La pétition demande prioritairement une redéfinition de la notion de consentement ainsi qu’une reconnaissance immédiate du viol lorsqu’un acte sexuel a été perpétué sur un mineur de moins de 13 ans.
Au Japon, les charges en matière de crimes sexuels sont régulièrement abandonnées sous prétexte qu’il est difficile de prouver le consentement ou pas de la victime. Depuis le début de l’année, quatre affaires ont fait grand bruit, en ce sens. Le 12 mars, la cour de Fukuoka a acquitté un homme car le juge a estimé qu’il était difficile de savoir si la victime, sa collègue de travail, avait clairement exprimé son désaccord du fait qu’elle était ivre et inconsciente. Le 19 mars, la cour de Shizuoka emboîte le pas avec la même logique vaseuse : l’homme n’a pas été poursuivi alors qu’il a blessé et exigé une fellation d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée avant l’agression. Le 26 mars, un père est acquitté par la cour de Nagoya pour les viols commis sur sa fille aujourd’hui âgée de 19 ans. Encore une fois, la justice a exprimé qu’il était délicat de savoir si l’adolescente, pourtant sous l’emprise de son père violent depuis l’enfance, était en capacité de faire comprendre clairement qu’elle ne voulait pas de ces rapports sexuels avec lui. Enfin le 29 mars, l’acquittement d’un père, jugé non-coupable pour les viols répétés sur sa fille de 14 ans, et ce malgré le fait que de nombreux films de pédopornographie aient été retrouvés dans le foyer familial.
“Les victimes osent enfin parler”
Né l’hiver dernier de la volonté d’une poignée d’étudiants qui se sont indignés de voir publier dans un hebdomadaire national un classement des universités du pays selon des critères de facilité à coucher avec les étudiantes, le mouvement Voice Up Japan enfle et “va continuer à se battre contre ces injustices”, promet Kazuna. Au Japon, une femme sur treize et un homme sur 67 ont été victimes d’un acte sexuel non-consenti. Depuis l’affaire Shiori Ito, le taux des plaintes pour viols, au Japon, a bondi de 5 à 39 %. “Les victimes osent enfin parler”, se félicite Kazuna. Le 11 juillet, une nouvelle flower demo est programmée : les régions d’Okayama et d’Okinawa se joignent au mouvement. Voice Up Japan vient également de lancer une enquête auprès des étudiants du pays dans le but de dévoiler la réalité sur les violences et agressions sexuelles perpétrées dans les campus. Pour le moment, il n’y a aucun chiffre officiel.
A travers la voix des flower demo, les femmes amorcent une réflexion profonde sur leur statut et disent enfin stop. Au Japon, le mot hazukashii réfère à une situation un peu honteuse, qui fait rougir : le terme renvoie à une minauderie, à une timidité typiquement féminine et charmante. Dans le contexte d’un rapport de séduction, une autre expression, répandue dans la langue japonaise, renvoie à l’idée que “non” peut vouloir dire “oui” puisque qu’une femme sera, par nature, toujours trop hazukashii, pudique, pour exprimer clairement ses sentiments ou son désir sexuel. Un lieu commun très répandu dans la société japonaise qui nuit, indéniablement, à la reconnaissance des victimes de violences sexuelles.
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