[Le Monde qu’on veut #26] Chaque semaine, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir. Aujourd’hui, Daniel Tanuro, ingénieur agronome et environnementaliste, décrit la seule stratégie politique à même de rompre avec le capitalisme et le modèle productiviste : la convergence des luttes et la mobilisation des classes populaires.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 23 : Ludivine Bantigny : “On sent le gouvernement aux abois”
>> Episode 24 : Youcef Brakni : “Rester en vie après une interpellation quand on est Blanc·hes, c’est un privilège”
>> Episode 25 : Guillaume Périssol : “Le système pénal cible davantage les classes dominées”
Ingénieur agronome et environnementaliste belge, Daniel Tanuro s’est fait connaître internationalement avec son essai, L’impossible capitalisme vert (La Découverte, 2010). Il vient de publier un livre qui en est le prolongement et l’actualisation : Trop tard pour être pessimistes ! Ecosocialisme et effondrement (Textuel, 2020), précédé d’un avant-propos sur la crise du coronavirus. Pour Les Inrockuptibles, il explique pourquoi pour lui, cette crise constitue un “tremblement de terre idéologique”, susceptible d’accélérer un changement de modèle. Le sien tient en un mot : écosocialisme.
Vous qualifiez la pandémie de “tremblement de terre idéologique”. En êtes-vous si sûr ? Est-ce que cet événement a vraiment secoué, voire remis en cause le dogme néolibéral ?
Daniel Tanuro – Remis en cause définitivement, certainement pas. Mais elle l’a très solidement fissuré. Un trouble a été jeté dans la société, sur la base du constat que le néolibéralisme est incapable d’assurer la tâche minimale de tout gouvernement constitutionnel, à savoir protéger les populations. On constate que sous régime néolibéral, les Etats sont incapables de se hisser au début du commencement du premier pas de cette mission. Que ce soit en Belgique ou en France, la comédie des masques et des tests a été l’illustration de l’incompatibilité entre besoins humains et course au profit. Le nombre de décès dans les maisons de repos relève d’un véritable crime d’Etat contre les personnes âgées. Tout cela ouvre les esprits sur une interrogation : est-ce que ça peut continuer comme ça ? La tâche qui est devant nous aujourd’hui, c’est de faire en sorte que cette interrogation ne se referme pas, et qu’elle débouche sur un questionnement plus large sur l’importance du “prendre soin”, non seulement des personnes malades ou âgées dans le système de santé, mais aussi de prendre soin de nous au travail, dans la vie quotidienne, et de prendre soin de la nature, sans laquelle notre existence est compromise.
Mais ce pari du “tremblement de terre idéologique” n’est-il pas un peu trop optimiste, dans la mesure où cette crise a aussi été un facteur d’accélération du capitalisme numérique, et que finalement, le “business as usual” revient au galop ?
Il ne faut se faire aucune illusion. Le capitalisme reste le capitalisme, et il n’a pas d’autre choix aujourd’hui que le régime néolibéral d’accumulation, qui permet de créer constamment de nouveaux marchés : marchés des droits de polluer, marchés des compensations carbone ou biodiversité, privatisation des services publics, etc. Le capital a été obligé de lâcher du lest du point de vue budgétaire et social durant la pandémie, pour éviter des explosions de mécontentement. Ils veulent désormais récupérer ce lest, avec intérêts si possible. C’est la logique économique implacable du capital, qui se traduit par l’accélération de la robotisation, du télétravail, de la distribution de marchandises par drones, etc.
Mais l’introduction de ces mécanismes accentue l’autre aspect de la réalité : le questionnement sur la pertinence de ce système. A nous de faire en sorte qu’il soit maximal, en soulignant le fait que d’autres pandémies sont inévitables – l’OMS elle-même l’a déclaré – et que la menace climatique et le déclin de la biodiversité sont là. Il faut prendre en compte ces deux éléments : la logique interne du capital à l’écrasement des résistances sociales pour augmenter le profit, et l’interrogation dont le capital est désormais obligé de tenir compte. On le voit : les gouvernements marchent sur des œufs, à l’instar de Macron, car ils ont en mémoire le fait que l’année 2019 a été marquée par des révoltes massives contre les politiques d’austérité, la destruction de l’environnement et les politiques antidémocratiques. Le mouvement Black Lives Matter est d’ailleurs l’indice que le feu peut se rallumer, y compris dans les pays capitalistes développés.
Pour votre part, vous alimentez la critique de ce système en soulignant par exemple que la gestion de la crise sanitaire a été une “gestion de classe”. Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
C’est assez clair. Les préoccupations qui se sont exprimées sont évidentes. Premièrement, les gouvernements ont tout fait pour limiter l’arrêt de l’activité au cœur du système capitaliste, là où on produit de la plus-value. C’est la raison pour laquelle on a envoyé des hommes et des femmes au travail dans les ateliers malgré le danger, y compris là où la production n’était pas essentielle du point de vue des besoins humains. Deuxièmement, dans le secteur des soins, ils ont tout fait pour que le choc de l’épidémie soit encaissé vaille que vaille sans remise en cause de l’austérité qui a ces dernières décennies profondément affaibli les systèmes de soin et de sécurité sociale dans tous les pays. Troisièmement, on a tenté de compenser les risques accrus de propagation du virus dus aux deux premiers points par un confinement extrêmement strict, sans prendre en compte les problèmes sociaux, en particulier des personnes racisées, des femmes, des enfants, des personnes âgées. Quatrièmement, on a complété le tout par un durcissement répressif, très net dans les quartiers. Cette hiérarchie des priorités s’exprime aussi dans le déconfinement : on peut entasser des gens dans des avions pour peu qu’ils portent un masque, mais se réunir dans la rue pour une manifestation, aller au théâtre, au cinéma, n’est possible que sous certaines conditions. Tout cela est traversé par une priorité donnée au grand capital.
Pensez-vous que cette crise va accentuer la prise de conscience écologique, et va accélérer le phénomène de transition que beaucoup de gens appellent de leurs vœux ? Le fait qu’aux municipales en France plusieurs grandes villes aient été gagnées par des alliances vertes est-il un bon signe ?
Il faut partir des contraintes scientifiquement établies dans lesquelles doit se dérouler la “transition”. Si on part de l’expertise du GIEC, elles sont draconiennes : il faut réduire les émissions mondiales nettes de dioxyde de carbone de 58 % d’ici 2030 et de 100 % d’ici 2050. A l’heure actuelle 80 % du CO2 vient de la combustion des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), et cette combustion couvre toujours un peu plus de 80 % des besoins énergétiques de l’humanité. Cette proportion a à peine baissé depuis 40 ans. Ça veut dire que l’effort est énorme. Il faut changer de système énergétique en 30 ans. Celui basé sur les fossiles ne peut pas servir pour les énergies renouvelables.
L’effort est encore plus grand si on tient compte d’un principe adopté à Rio en 92 : celui des responsabilités différenciées. Les différents pays doivent faire des efforts au prorata de leur responsabilité historique dans la catastrophe. Et ce sont les pays du nord qui sont les principaux responsables. Pour l’UE, en moyenne, la réduction des émissions de CO2 d’ici 2030 ne doit pas être de 58 % mais de 65 %.
C’est impossible à réaliser sans une réduction drastique de la quantité finale d’énergie utilisée. Il faut produire moins, et transporter moins. Comme dit Greta Thunberg, ce n’est pas de l’idéologie, ce sont des mathématiques. Et ça, le système actuel est incapable de le faire. La tendance à la surproduction, antagonique avec les contraintes scientifiques, est dans l’ADN du capitalisme.
C’est à partir de là qu’il faut juger la “vague verte” des municipales. Il s’agit plutôt d’une “vaguelette” à marée basse sur une plage déserte, car il y a 60 % d’abstention, et 80 % des maires étaient désignés au premier tour. Relativisons l’affaire, et la plupart des succès ont été remportés en alliance avec la gauche traditionnelle. On peut se réjouir du fait que les questions écolo sont projetées à l’avant-plan de la scène. Cela traduit quelque chose des opinions publiques. Mais les propositions de cette variante verte de l’Union de la gauche ne respectent pas les contraintes scientifiques. Ces forces vivent dans le fantasme qu’on pourrait stabiliser le climat avec une “autre croissance”. C’est en fait l’illusion du capitalisme vert.
Le mouvement écologiste doit-il alors se radicaliser ?
L’écologie politique se caractérise par cette illusion qu’il serait possible de convaincre les possédants de la nécessité de sauver le climat ou la biodiversité de la planète. Or, même si vous pouviez convaincre un jour un chef d’Etat sensé qu’on va droit dans le mur, le lendemain il retrouvera ses “priorités” : la compétitivité des entreprises, la réduction du “coût salarial”, des “charges” de la sécurité sociale, l’équilibre de la balance des paiements. Il oubliera, il sera dans le business as usual. L’écologie n’est pas une grande cause qui transcende les questions de classe, de genre, de race. Il faut une rupture avec la logique capitaliste. L’espoir réside dans les mobilisations sociales, et il faut radicaliser cette lutte.
Que veut dire radicaliser ? J’ai entendu des jeunes dire que bloquer un carrefour près d’un centre commercial un samedi est plus radical que la grève scolaire du vendredi. Je pense au contraire que la grève est plus importante. Il faut une action de masse, et oser la confrontation. Il ne s’agit pas de prendre l’initiative de la violence, mais d’assumer le conflit face à la violence des possédants. C’est ça la voie à suivre : celle d’Ende Gelände en Allemagne, et de la Zad de Notre-Dame-des-Landes.
>> A lire aussi : Et si le mouvement écolo se mettait au sabotage ?
La radicalité, c’est aussi avoir une vision stratégique. Pour arrêter la catastrophe il faut changer de mode de production. Cela ne se fera pas sans les producteurs et productrices. Il faut donc une convergence des luttes pour arracher le mouvement ouvrier au compromis productiviste, pour le faire basculer dans la lutte pour un autre système. Les secteurs les plus en pointe dans la lutte écologique – les peuples indigènes, les petits paysans de Via Campesina, le mouvement des jeunes, et le mouvement féministe – jouent un rôle clé. En France, Notre-Dame-des-Landes est un exemple : la convergence entre zadistes, riverains, paysans, a réussi à faire d’une question locale un enjeu politique national, et à amener une partie du mouvement ouvrier (la CGT de Vinci) par exemple à prendre parti contre l’aéroport.
C’est un exemple de victoire locale. En tant qu’internationaliste, vous citez aussi des mouvements transnationaux. Comment voyez-vous le changement ? Les Etats, soutenus par des masses, peuvent-ils changer les choses ?
Je crois qu’il faut avoir un projet de civilisation dans lequel il n’y a plus d’Etat. Je m’inscris dans cette perspective d’un système autogéré. Mais si on a en tête les contraintes scientifiques pour la stabilisation du climat, il est absolument évident qu’on ne peut pas se passer d’un organe de type étatique pour piloter la transition. Il faut se saisir du pouvoir politique pour mettre en œuvre le plan indispensable au changement du mode de production, de consommation et d’échange. La perspective stratégique, c’est donc que la convergence des luttes crée une situation de crise où la question du pouvoir est posée, et permet la constitution d’un gouvernement d’un nouveau type, qui organise la rupture avec le système basé sur le profit, et qui le fait en s’appuyant sur la mobilisation des classes populaires.
En tant qu’écosocialiste, vous critiquez la collapsologie, qui a pourtant le vent en poupe dans les médias, à travers des personnalités comme Pablo Servigne ou Yves cochet. Comment interprétez-vous le fait qu’ils soient omniprésents, et pourquoi n’adhérez-vous pas à leur théorie ?
Vous citez Pablo Servigne et Yves Cochet : cela donne une idée de la diversité de cette famille de pensée. Entre Pablo Servigne, que je connais car il a longtemps milité dans des milieux libertaires en Belgique, et Yves Cochet, que je considère comme un gentleman farmer du survivalisme, il y a beaucoup de distance politique et sociale, même si aucun des deux ne critique l’autre. Ceci dit, le débat avec les collapsologues ne porte pas sur la gravité de la situation. On n’a guère de désaccord là-dessus. La discussion porte plutôt sur la stratégie. Je ne partage pas l’idée que l’effondrement du capitalisme est inévitable et laissera le champ libre à une alternative basée sur des communautés résilientes et autosuffisantes ! Le capitalisme ne va pas s’effondrer. Il va nous effondrer, à moins que nous ne l’effondrions. Ce système est comme une voiture folle qui fonce de plus en plus vite vers un mur. La stratégie des collapsologues consiste à sauter en marche de la voiture pour aller cultiver des jardins en permaculture. Je pense pour ma part qu’il faut mettre le chauffeur hors de capacité de nuire, arrêter la machine et en sortir pour la détruire tous ensemble. Ce n’est pas la même perspective.
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A mon avis les collapsologues ont plus de succès dans les médias parce que leur discours reste consensuel : il n’y a pas d’ennemi. Le système, la société thermo-industrielle, c’est abstrait, purement technique, il n’y a pas de classes sociales. C’est la technique comme chez Ellul, coupée de toute détermination sociale. C’est plus facile à populariser dans le système médiatique aujourd’hui. D’autant plus que même les possédants aiment se faire peur en les invitant, comme ils l’ont fait au Medef.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Trop tard pour être pessimistes ! Ecosocialisme et effondrement, de Daniel Tanuro, éd. Textuel, 324 p., 19,90 euros
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