Dans l’espace public comme dans les musées, l’influence croissante des intérêts privés est tangible. A La Panacée, une exposition étudie les stratégies de résistance des artistes, transformant l’institution en agora et la rue en musée à ciel ouvert.
Alors que les vernissages s’espacent, le petit peuple de l’art s’apprête à rentrer dans la torpeur estivale. Rétrospectivement, le constat est limpide : l’une des lignes fortes de l’année aura avant tout été structurelle.
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L’actualité n’a pas tant été marquée par tel ou tel méga-événement ni même par l’émergence d’une nouvelle esthétique ou courant de pensée. Elle l’a été, en revanche, par la prise de conscience du rôle joué par les financements privés au sein des institutions qui, elles, ne l’étaient pas.
Elle l’a aussi et surtout été par la brutale révélation que cet argent, longtemps accepté comme une manne providentielle face au désengagement croissant des pouvoirs publics, était loin d’être idéologiquement neutre, ou blanc.
Un sursaut face à la privatisation rampante
En février, à New York, la photographe Nan Goldin et les activistes PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) mettent le feu aux poudres, appelant au boycott des institutions financées par l’empire pharmaceutique Sackler qui commercialise l’opioïde Oxycontin, hautement addictif.
Au moment où nous écrivons ces lignes, les activistes protestent devant le musée du Louvre, exigeant que soit débaptisée l’aile du musée portant le nom de la famille Sackler. En février également, l’artiste Michael Rakowitz décide de se retirer de la Whitney Biennial à New York en opposition à Warren B. Kanders, vice-président du conseil d’administration du Whitney Museum of American Art et l’un de ses principaux mécènes, dont la compagnie Safariland produit des armes utilisées à la frontière mexicaine.
Certes amplifiée par la “call out culture” des réseaux sociaux, encourageant la dénonciation des rouages de pouvoir iniques, la vague de scandales correspond aussi à un sursaut face à la privatisation rampante que chacun observe au jour le jour.
Des actions menées au cœur de l’espace urbain
La rue connaît la même privatisation que les musées. Les espaces indéfinis se font rares. L’agora encore plus. Traîner devient compliqué. Google Maps se substitue au territoire et formate nos trajets. Tout se monnaie : la chaise pour s’asseoir (au prix d’un café), le banc pour s’allonger (un ticket de métro) ou l’aire de jeux (sous clé pour les résidents).
Dans les villes modernes, celles que l’on nomme « smart » – pour intelligentes – les palissades et autres grillages ne représentent plus l’interdit. Non, c’est pire. Car tout est dématérialisé, automatisé, commodifié, et le quadrillage de l’espace urbain par les grands groupes néolibéraux, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) d’autant plus insidieux.
Entre le musée et la rue – traversée par l’opposition à la privatisation néolibérale et animée par le désir politique du désordre – se trouve l’exposition La Rue. Où le monde se crée. Au printemps, le curateur Hou Hanru réunissait un panorama d’environ cent quarante artistes au MAXXI à Rome, dont il est le directeur artistique.
Cet été, c’est au tour du MO.CO Panacée, à Montpellier, d’en accueillir une version condensée – soixante artistes –, centrée autour de la vidéo. Par vidéo, il faut alors essentiellement entendre la documentation d’actions menées au cœur de cet espace urbain, tout autant espace d’accueil pour les revendications de la majorité invisible (Andrea Bowers, Marinella Senatore, Chto Delat?) que terrain d’expérimentations de constructions communautaires (Zhou Tao, Pak Sheung Chuen, Mark Bradford) et révélateur de logiques d’exclusion sociale (Iván Argote, Francis Alÿs, Lin Yilin).
Le musée-rue, un trope récurrent
A La Panacée, les strates se superposent, encadrées en amont et en aval par deux frises. La première, de l’artiste chinois Liu Qingyuan, décline en vingt-huit saynètes les moments clés de la manière dont les artistes se sont emparés de la rue – des happenings « insignifiants » de Fluxus au début des années 1960 à l’exposition pirate du collectif avant-gardiste chinois Xing Xing dans le parc du musée national des Beaux-Arts de Pékin en 1974, en passant par la vente de boules de neige de David Hammons dans les rues de New York en 1983 et la vidéo de Pipilotti Rist de 1997, féministe vengeresse explosant à coups de batte de base-ball les fenêtres des voitures se trouvant sur son chemin (oui, le clip Hold Up de Beyoncé en est inspiré).
La seconde frise, on la doit à Thomas Hirschhorn, artiste d’origine allemande basé à Aubervilliers, qui investissait notamment le Palais de Tokyo avec Flamme éternelle (2014) – un foyer de la parole, gratuit, bar clandestin et montagnes de pneus inclus. A Montpellier, il présente une timeline documentant ses projets réalisés dans l’espace public entre 2012 et 2019, « musées précaires » et autres « monuments » participatifs.
Entre les deux, les salles en enfilade reproduisent l’agitation bouillonnante de la rue. Le musée-rue, et les allers-retours entre l’un et l’autre, est un trope récurrent chez le curateur. Lors de la dixième édition de la Biennale de Lyon en 2009-2010, il s’intéressait déjà aux alternatives inventées par les artistes afin d’échapper à la spectacularisation du quotidien.
Le cœur de l’exposition La Rue. Où le monde se crée est, lui aussi, constituée d’actions inframinces, poétiques et politiques parce que gratuites, échappant au cadastre de l’empire global néolibéral.
Plus que les œuvres peintes et dessinées témoignant des représentations de la révolte, ce sont elles qui se révèlent les plus virulentes. A l’instar d’un Koki Tanaka décidant de vendre sur un marché aux puces de Los Angeles des feuilles de palmier. La vidéo Someone’s Junk Is Someone Else’s Treasure (2011), qui documente son action se conclut sur son interpellation par la police locale. Motifs ? Un, ne pas avoir défini les objets à vendre et deux, avoir filmé sur le campus de l’université où se déroulait le marché aux puces.
La Rue. Où le monde se crée. Jusqu’au 18 août, MO.CO Panacée, Montpellier
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