Ancien rédacteur des Cahiers du Cinéma, animateur de radio sur Nova et spécialiste de la musique de films, cinéaste (Espion(s), Taj Mahal), Nicolas Saada a rencontré et interviewé deux fois Ennio Morricone. Il nous parle de ce qu’il considère comme l’essence de l’art du compositeur italien.
La première chose qui frappe, dans l’œuvre considérable de Morricone pour le cinéma (plus de 500 BO de films), c’est sa grande diversité. Il peut très bien composer pour Verneuil un jour, pour Pasolini le len demain, et le surlendemain pour un film érotique de série B ou Z.
Nicolas Saada – Pour moi, Morricone est l’expression de ce que j’appelle le « génie du cinéma italien ». C’est l’équivalent au génie de la Renaissance italienne. A un moment donné, le cinéma italien, jusqu’à la fin des années 80, a été le cinéma le plus créatif, productif, intéressant en Europe. Surtout, contrairement à ce que l’on trouve dans beaucoup de cinématographies européennes, il y avait alors, en Italie, un vrai mélange : il n’y avait pas cette hiérarchie sociale qu’il y a dans d’autres cinémas. Quelqu’un comme Morricone pouvait aussi bien travailler pour Bertolucci que pour Aldo Lado (réalisateur de films d’horreur et de thrillers). Surtout, Bertolucci et Aldo Lado pouvaient se croiser dans le même restaurant…Tout ça va ensemble. Morricone est la partie émergente de cette harmonie, de la grande famille du cinéma italien. Si sa carrière couvre à ce point un nombre très important de cinéastes, c’est parce que le cinéma italien avait ce génie de faire travailler des gens très différents ensemble. Vittorio Storaro (grand chef opérateur) a commencé avec Dario Argento et ensuite il a fait notamment 1900 avec Bertolucci [avant de travailler sur plusieurs films de Francis Ford Coppola – ndlr]. Ensuite, Ennio Morricone était un homme qui n’arrêtait pas de travailler, qui n’a jamais arrêté, jusqu’à son dernier souffle, pourrait-on dire.
Il a aussi composé de la musique d’avant-garde…
A l’origine, Morricone c’était un trompettiste virtuose avec une formation classique très solide, et il a toujours voulu aussi composer une musique qu’il appelait « savante ». De la musique expérimentale, de la musique « noble » par opposition à sa musique de film. Morricone est un compositeur contemporain « empêché » pour ainsi dire. On se rend compte de l’aspect expérimental de Morricone dans ses compositions pour certains Giallos (thrillers italiens de série B), ceux de Dargento ou d’Aldo Lado. Quand on écoute cette musique pour les giallos des années 70, ce n’est pas tout le temps du « lounge » ou de la bossa-nova sympathiques. On y entend des passages bruitistes, très techniques, très dissonants, qui font penser aussi bien à Varèse qu’à Luigi Nonno – la musique savante du 20e siècle. C’est une partie de son travail qu’on ne connaît pas parce qu’elle est plus difficile d’accès.
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Rien à voir avec les grands thèmes amples que l’on aime chez Morricone, inspirés par l’opéra, la bossa, le jazz ou ce qu’on a appelé dans les années 90 un peu à tort l’easy-listening. C’est un musicien qui a voulu exprimer ce qu’il ressentait visuellement en regardant des films. J’ai eu la chance de le rencontrer deux fois. Une fois pour la chaîne américaine TCM, à la dernière minute. C’était dans un hôtel des Champs Elysées et on m’a dit : « Trois minutes, trois questions« . J’ai dit : « Aucun problème ». Et j’ai attaqué directement sur la musique et l’architecture. Je lui ai dit que je trouvais que la musique et l’architecture étaient la même chose. Mais que la musique allait beaucoup plus loin puisqu’elle construisait des choses sonores dans l’espace et qu’elle n’avait donc aucune limitation, pas besoin de demander d’un permis de construire. Et tout de suite il est parti sur le sujet. « C’est très important, l’architecture. C’est vrai que pour moi, la musique, c’est de la construction. Ce n’est pas seulement écrire des thèmes, mais élaborer quelque chose« . Et là, au lieu des « trois questions-trois minutes », j’ai, avec du bol, obtenu six questions et dix minutes de réponse à chaque fois… (rire) Quelques années plus tard, en 2002, je l’ai interviewé pour la télévision. Et nous avons poursuivi cet échange sur la musique comme expression suprême, qui échappe à la description, à l’idéologie, et qui dévoile du compositeur des choses qui sont très cachées en lui.
Il y a toujours quelque chose de très conceptuel, dans ses musiques de films, notamment sur l’accord entre des sons d’instruments assez rarement associés d’ordinaire, non ?
Il y a deux choses : effectivement, le mélange des timbres, qui est quelque chose d’exceptionnel. Mais il y a surtout une technique qui consiste à trouver un deuxième thème dans un premier thème. Il sait déconstruire un thème et en faire deux sous-ensembles (la musique, ce sont des mathématiques, c’est aussi une science), puis des sous-ensembles de sous-ensembles. Dans le thème de La femme invisible de Paolo Spinola (1969), que j’aime beaucoup, on trouve cela, ainsi que dans L’assoluto naturale de Mauro Bolognini (1969) que j’aime beaucoup aussi. A partir d’une entrée en matière très rythmique, avec un thème très syncopé, au piano, qui revient, se répète, il va élaborer un thème d’amour beaucoup plus lent, plus du tout syncopé. Il garde les couleurs, les accords, mais il ralentit. Le matériau peut servir à faire plusieurs éléments d’un édifice, pour rester dans la métaphore de l’architecture : le même thème peut servir à faire la façade et le parquet. Il peut utiliser le même matériau musical presque à l’infini, soit pour composer une mélodie, soit pour produire de la dissonance.
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C’est très bluffant quand on écoute la musique qu’il a composée pour les séries B des années 70. C’est une science, Morricone est un grand savant, qui compose une musique cultivée. Sa grande culture transcende tout ce qu’il compose. Même quand il compose des thèmes apparemment plus faciles. La plupart des gens connaissent Morricone à cause des films de Sergio Leone et de Giuseppe Tornatore, etc. Des grandes musiques assez « larges ». Mais il y a aussi un son Morricone plus intimiste. Et ces deux sons-là ont construit sa carrière. A partir de Léone, le son de Morricone devient presque exclusivement large, dirais-je. C’est tout aussi passionnant, mais c’est autre chose. Et puis Morricone cherche toujours à composer des musiques qui pourraient coller à n’importe quelle scène d’un film. Il est dans ce que j’appelle le Plus Petit Commun Dénominateur. Et en même temps, lorsqu’il cherche à illustrer une scène, il n’est jamais dans le « contrepoint audiovisuel parfait », comme dirait Lalo Schifrin. Il ne fait pas une musique qui joue sur la saute de montage, la surprise dans le plan, sur la synchronisation parfaite… Il a une façon de relier les images et la musique ensemble qui est très organique. Il n’est pas simplement au service de ce qui est à l’image, il veut que la musique dialogue avec l’image.
Comment dirigeait-il ses musiques ?
Il avait mis au point une technique assez incroyable, qui rappelle celle de Miles Davis pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, une technique à mi-chemin entre l’écriture et l’improvisation. Il voyait le film une première fois, il écrivait des thèmes à partir des humeurs qu’il avait ressenties à la vision du film. Des choses soit très dissonantes, soit très mélodiques ou un mélange des deux, et ensuite, à partir de ses partitions, il allait devant le film avec l’orchestre – il a fait ça très souvent avec Argento – et selon son feeling, il disait à l’orchestre : « On joue la version 4« . Il retrouvait ses sensations en regardant les scènes et intuitivement, il reconvoquait ses premières intuitions après le premier visionnage, pour les synchroniser avec ce qu’il pensait être juste à l’image. Donc c’était vraiment un dialogue, un échange, comme celui d’un chef opérateur avec un cinéaste. Ensuite, c’est comme chez Bernard Herrmann, quand le film n’est pas bon, le film s’écroule, quand le film est moyen, la musique écrase le film, le dialogue ne se fait pas, mais quand le film est bien, c’est dément. Dément ! Pour moi, il est aussi l’un des rares compositeurs de musique de films qui ait été capable de composer de la musique très intense, romantique, sans tomber dans le sentimentalisme.
En quoi Morricone pourrait-il avoir influé sur votre travail de cinéaste, sur vos rapports avec les musiciens qui composent pour vous ?
Mon problème, c’est que je suis un mélomane mais que je ne connais pas la technique musicale. Je n’ai pas forcément les mots pour parler avec compositeurs avec lesquels je travaille, parce que mon langage n’est pas forcément le leur. J’ai travaillé avec Grégoire Hertzel (qui a notamment composé pour Arnaud Deplechin) sur une série qui s’intitule Thanksgiving. Je lui disais : « Pour le thème de la fille, il faudrait composer quelque chose d’indicatif mais d’ouvert« . Il me répondait : « Oui, c’est super, mais on ne va pas aller très loin... » (rire). Alors je lui ai fait écouter un morceau de La Femme invisible, qui est plus une idée qu’un thème. C’est comme une pensée qui vient, disparaît, revient, comme un ressac. On s’est clairement inspiré de La Femme invisible pour la musique de Thanksgiving. En somme, passer par Morricone me permet de parler musique avec un compositeur. C’est un médiateur très important pour moi.
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Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
A réécouter : Ce soir, entre 19h et 20h, Nova rend hommage à Ennio Morricone en diffusant des archives de « Nova fait son cinéma », l’émission que lui avait consacré Nicolas Saada.
j.mp/ecoutenova