Depuis son arrivée à Matignon, l’accent de Jean Castex est tantôt souligné avec mépris, tantôt carrément moqué, dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le chercheur en sciences du langage à l’université Rennes 2, Philippe Blanchet, auteur de Discriminations : combattre la glottophobie (Éditions Lambert-Lucas, 2019), nous explique les racines profondes de cette stigmatisation.
Pour la première fois depuis la Seconde guerre mondiale, un Premier ministre parle français avec un accent particulier. Mais cette nouveauté, considérée comme un “bon signe” par Philippe Blanchet (l’inventeur du terme “glottophobie”), se fait au prix de nombreuses railleries. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, l’accent du sud-ouest du maire de Prades (Pyrénées-Orientales) est souligné de manière ironique, voire avec force mépris. L’auteur de Discriminations : Combattre la glottophobie (Éditions Lambert-Lucas, 2019), nous explique les racines profondes de cette stigmatisation.
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Le nouveau Premier Ministre Jean #Castex n'est pas là pour "chercher la lumière". Son accent rocailleux genre 3e mi-temps de rugby affirme bien le style terroir #TF1 @ParisMatch https://t.co/71NspmVUsB
— Bruno Jeudy (@JeudyBruno) July 3, 2020
Pour vous, les moqueries dont Jean Castex fait l’objet pour son accent relèvent-elles typiquement de la glottophobie ?
Philippe Blanchet – Je ne dirais pas que c’est un cas typique de discrimination glottophobe, car une discrimination se manifeste par le fait qu’on refuse à une personne l’exercice d’un droit, l’accès à un bien, à une ressource (que ce soit un emploi, un logement ou des études), avec un motif qui n’est pas recevable. Or on ne peut pas dire que Jean Castex se soit vu refuser l’accès : il est bien Premier ministre. Cela dit, son cas reflète bien ce qui arrive à beaucoup d’autres gens. Le simple fait qu’il prononce le français d’une façon considérée comme non-conforme à la norme parisienne dominante lui vaut qu’on le signale systématiquement comme s’il s’agissait d’une anormalité, et même des commentaires extrêmement négatifs, qui vont de la moquerie au mépris. Cela veut dire qu’un de ses attributs est considéré en soi comme étant un problème, et que si les personnes qui disent du mal de lui à cause de son accent avaient eu à juger de son accès à un emploi, elles lui auraient refusé. Tout est réuni pour produire une discrimination linguistique. Cela reflète que cette tendance à la discrimination est très présente dans la société française, mais M. Castex y a échappé.
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Outre les réseaux sociaux, c’est souvent dans les médias que son accent est souligné. Dans le JDD, on lit par exemple que Jean Castex parle “sans chercher à atténuer son accent du Sud-Ouest”, comme s’il devait le cacher. Est-ce le cas communément ? A ces postes est-on contraint à cacher son accent ?
Oui, mais il faut préciser qu’un accent ne peut pas se “cacher”, car ce n’est pas quelque chose que l’on “ajoute” à la langue qu’on parle, en l’occurrence le français. C’est une certaine façon de prononcer le français. On ne peut donc pas “cacher” son accent, mais on peut s’obliger à prononcer le français autrement. De la même manière, on pense qu’un accent peut se “perdre”, mais non. En fin de compte, on ne le perd pas, mais on transforme sa prononciation.
Mais pourquoi chercherait-il à l’atténuer 🤔 ? #Castex @leJDD pic.twitter.com/s4RYQJeLq8
— Julien Nény (@JulienNeny) July 5, 2020
La plupart du temps ce phénomène se passe avant d’arriver à ces niveaux de pouvoir. Lorsque la personne n’emploie pas la langue de prestige attendue, elle n’a pas accès aux postes et aux fonctions. Il peut arriver que malgré tout on l’embauche, mais on lui dit alors qu’elle devra faire un travail pour “perdre son accent”. J’ai ainsi recueilli des témoignages de gens à qui on a demandé de suivre des cours d’orthophonie pour transformer leur prononciation du français. C’est à la fois arbitraire et injuste, quelle que soit la façon dont vous prononcez le français, car ce qui compte c’est ce que vous dites.
Comment expliquer l’existence de cette discrimination, qui coïncide avec le niveau qu’on occupe dans la hiérarchie sociale ?
Au moment de la Révolution française, quand se met en place la France moderne, ceux qui prennent le pouvoir – la grande bourgeoisie parisienne – imposent comme modèle linguistique leur propre langue, c’est-à-dire le français, et leur façon de le prononcer. La seule langue légitime devient donc le français, et la seule façon légitime de la parler, c’est le français des classes supérieures parisiennes. Cela sert de barrage. On se sert du critère linguistique comme instrument de sélection pour pouvoir accéder aux sphères de pouvoir, de prestige. Au départ la condition est d’apprendre le français – car après la Première guerre mondiale, la majorité de la population ne parlait pas le français. Et une fois qu’on a “francisé” une grande partie de la population, à partir des années 50-60, on a rajouté un critère de plus : pour pouvoir accéder aux positions dominantes, il faut parler le français “comme eux”. Cela permet à ceux qui ont le pouvoir de se reproduire entre eux, et y compris de mettre en place un système un peu dynastique. Et ça permet d’en exclure les autres, extérieurs à leur milieu social.
Dans le reste de la France, les gens qui souhaitent une ascension sociale à leurs enfants commencent à leur faire apprendre le français, puis les élèvent en Français. Entre 1860 et 1960, on passe d’une situation où 90 % des enfants étaient élevés dans une autre langue, à une situation où presque 100 % des enfants sont élevés en français. Mais évidemment, ceux qui aspirent à se rapprocher du pouvoir – les bourgeoisies locales, le monde de la culture – apprennent à parler français comme les classes supérieures parisiennes. Voilà pourquoi les milieux ouvriers, paysans, les petits commerçants et les classes moyennes continuent à parler le français avec un accent souvent très marqué, alors que les classes supérieures ont un accent souvent très léger, voire absent. Quand quelqu’un parle avec un accent, on considère qu’il n’est pas digne d’occuper une place de pouvoir, car il fait partie du petit peuple.
Je lis dans tous les journaux ce matin que @JeanCASTEX à un accent. Mais bande de nazes, vous avez tous UN ACCENT!!!! (Sauf moi) Etonnant, non?
— jean-michel aphatie (@jmaphatie) July 4, 2020
Dans la sphère strictement politique, y a-t-il des exemples de politicien·nes qui, comme Castex, ont été victimes de cela ?
Bien sûr. Certains en ont témoigné, comme Jean-Claude Gaudin, originaire de Marseille, qui parle provençal et a un accent marseillais provençal assez marqué. Il a raconté que quand il est arrivé conseiller ou directeur de cabinet dans un ministère, on se moquait d’eux en disant qu’ils parlaient “comme des pizzaïolos”. C’est une forme de déclassement social. Et puis on a recueilli des témoignages sur Charles Pasqua, un Corse de Marseille qui avait un accent marseillais. Plus récemment, en 2017, deux candidats à la présidentielle étaient originaires du sud-ouest et parlaient le français avec un accent : Philippe Poutou et Jean Lassalle. Personne n’a remarqué que les autres avaient sans doute un accent qu’on pourrait appeler l’accent bourgeois parisien. Les seuls qui ont été stigmatisés pour cela sont Poutou et Lassalle. C’est utilisé comme un instrument de stigmatisation. La langue en France a un rôle quasi religieux, comme symbole de l’uniformité nationale. Toute personne qui manifeste clairement de la diversité linguistique est marginalisée, surtout quand il s’agit du pouvoir politique.
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Pensez-vous qu’on peut conférer un sens politique à la nomination de Jean Castex par Emmanuel Macron, qui se revendique girondin, décentralisateur, et critique du jacobinisme ?
Je ne peux pas vous répondre directement, car Emmanuel Macron n’a pas dit que c’était un avantage qu’il représente la France périphérique. Mais indirectement, on peut dire que c’est la première fois que ça se produit depuis la Seconde guerre mondiale. Jamais il n’y avait eu de Premier ministre ni de président de la République qui parle français avec un accent particulier ; ou “pire encore”, qui revendiquerait de parler une langue régionale. C’est nouveau, et c’est un bon signe. Quelque chose est en train de changer dans la société française. Il y a eu une prise de conscience du fait qu’il était totalement injuste de discriminer les gens à cause de leur accent, quel qu’il soit – et l’accent méridional n’est pas le plus stigmatisé de tous. La parution de mon livre en 2016 y a contribué. Depuis, la question s’est reposée. Jean-Michel Aphatie et Michel Feltin-Palas ont sorti le livre : J’ai un accent, et alors ? (éd. Michel Laffond) Le signal de la nomination de M. Castex s’inscrit dans ce mouvement, et le renforce.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Discriminations : combattre la glottophobie de Philippe Blanchet, Éditions Lambert-Lucas, 2019
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