Longtemps marginal en Occident, le visual novel a énormément gagné en visibilité ces dernières années comme le prouvent encore les sorties récentes de « World End Syndrome », « Daedalus : The Awakening of Golden Jazz » ou « Kotodama : The 7 Mysteries of Fujisawa ». Défense et illustration de ces œuvres hybrides évoluant entre jeu vidéo, BD, théâtre et dessin animé en compagnie d’Antonin Congy, professeur de game design et spécialiste du genre.
Soudain, l’écran devient intégralement rouge, à l’exception de deux petits mots, en bas à droite : “Worst End”. Après deux ou trois heures à naviguer de l’école à la maison en passant par la forêt ou le centre-ville en compagnie de Maimi, Kensuke, Saya et Miu, notre première partie de World End Syndrome vient de s’achever dans le sang. Passé le choc, une certitude : il ne nous reste plus qu’à recommencer. Pour retrouver ces personnages, ces lieux, essayer d’y voir plus clair dans cette trouble affaire. Et conduire, si possible, l’intrigue jusqu’à une fin moins désastreuse.
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https://youtu.be/VfAIUd5TnRc
Switch et Vita
Fraîchement paru en France mais disponible depuis l’an dernier au Japon, l’envoûtant World End Syndrome appartient à un genre encore assez peu pratiqué en dehors de son pays d’origine : le visual novel. Un genre hybride, qui emprunte à peu près autant au manga et au cinéma d’animation qu’au jeu d’aventure et qui, ici, a longtemps eu mauvaise réputation à cause du rôle relativement passif qu’il attribue au joueur, de ses clichés supposés ou encore de son goût parfois insistant pour les jeunes filles court vêtues. Un genre, aussi, qui a nettement gagné en visibilité en Occident au cours de la dernière décennie, marquant les esprits avec des titres comme Steins ; Gate, Danganronpa ou la série Zero Escape, sans parler de l’atypique à plus d’un titre (car c’est un jeu de drague entre pigeons pris sous son aile par l’Américain Devolver Digital) Hatoful Boyfriend, et profitant à la fois du développement des boutiques de jeux dématérialisées (où leur distribution est moins « risquée » commercialement) et de l’arrivée de consoles portables suffisamment confortables et performantes (hier la Vita, aujourd’hui la Switch) qui sont probablement la meilleure option pour fréquenter ces œuvres parfois très longues et qui se lisent autant qu’elles se jouent.
En plus de World End Syndrome, on a ainsi vu débarquer ces dernières semaines le tout aussi réussi Daedalus : The Awakening of Golden Jazz au style graphique frappant par sa mélange de décors photo réalistes et de personnages dessinés, préquel de la vieille série d’aventures du détective Jake Hunter (alias Saburo Jinguji en V.O.) dont le premier épisode remonte à 1987, ou le plus discutable et néanmoins enjoué Kotodama : The 7 Mysteries of Fujisawa, et plusieurs autres sorties notables sont attendues d’ici la fin de l’été, dont une version enrichie du très beau Root Letter et l’adaptation sur consoles de One Night Stand, troublant spécimen de visual novel occidental conçu par la Britannique Lucy Blundell.
« Du jeu sans interaction »
Professeur de game design intervenant notamment à l’école ISART Digital et chargé de cours à l’Université Michel Montaigne, Antonin Congy est un grand amateur de ce genre dont l’origine remonterait à 1983 (avec Portopia Serial Murder Case de Yuji Hori, le futur auteur de Dragon Quest), qu’il a découvert au début des années 2000 avec la série Sakura Wars (dont il attend l’épisode 6, annoncé pour 2020 quinze ans après le 5, avec une impatience non dissimulée) avant de vivre une “révélation” avec Virtue’s Last Reward (2012). « Le visual novel me semble être est un genre de jeu particulièrement intéressant parce qu’il permet de déployer des histoires beaucoup plus complexes et engageantes sur le plan émotionnel qu’un jeu d’aventure classique, soutient-il aujourd’hui. Son processus immersif repose sur des mécanismes très particuliers qui, je crois, mobilisent de manière plus intense et profonde l’affect du joueur que la plupart des jeux vidéo. »
Ce genre, il l’a d’ailleurs souvent fait travailler à ses élèves. “Ma motivation pédagogique était assez simple : partant du principe que le jeu vidéo est très souvent défini, de manière assez caricaturale par sa dimension interactive, je voulais pousser mes étudiants en game design dans leurs derniers retranchements en leur demandant de créer du jeu sans interaction, explique-t-il. Par cette contrainte j’espérais leur permettre de s’interroger sur la réelle nature de l’expérience ludique qui par bien des aspects me semble devoir dépasser le simple jeu d’exercice / manipulation motivé par des objectifs purement compétitifs.” Car la première particularité du visual novel est là : l’interaction y est souvent extrêmement limitée. Le prologue de World End Syndrome – la partie qui mène à notre première fin catastrophique à écran rouge, donc – en est un parfait exemple : le joueur n’y décide quasiment de rien, se contentant pour l’essentiel d’appuyer sur une touche pour faire défiler le texte à l’écran (alors que, dans la suite du jeu, des possibilités de déplacements et des choix plus nombreux s’offriront à lui).
« Transe semi-éveillée »
On pourrait craindre que l’expérience en devienne morne, ennuyeuse et nous laisse froid. Quand l’écriture et la mise en scène (à défaut d’une meilleure expression) sont à la hauteur, c’est pourtant tout le contraire. “Il y a quelque chose d’hypnotique quand on joue à un visual novel, souligne Antonin Congy. Une sorte de torpeur monotone qui crée une forme de transe semi-éveillée où l’on bascule dans un état second. Le phénomène ressemble un peu à celui de la lecture, mais il faut imaginer que l’on a aussi une musique qui nous berce et que les textes sont parfois bien plus nombreux que dans un roman classique. La dimension hypnotique est aussi renforcée par le tapotement régulier du bouton pour faire passer le texte.” Pour saisir ce qu’est cet étrange jeu vidéo qui semble “dépouillé de ce qui le définit” habituellement (“l’interaction, le déplacement dans l’espace, la compétition, les sensations physiques…”), Congy propose un rapprochement plus inattendu : “Il y a une dimension littéraire indéniable, mais qui emprunte surtout au théâtre, affirme-t-il. Le visual novel se caractérise en effet par sa dimension très volubile, les dialogues sont omniprésents et l’utilisation d’un narrateur omniscient est très rare.”
Jeux de drague
Encore faudrait-il s’entendre sur ce que désigne réellement l’expression “visual novel”, une “création occidentale qui se base simplement sur l’aspect formel du genre en mettant dans le même panier des jeux qui n’ont rien à voir entre eux : les bishoujo games qui proposent un jeu de drague pour les hommes, les otome games qui offrent la même chose pour les femmes et les adventure games aux intrigues de types épistémiques et dramatiques”. World End Syndrome peut ainsi être vu comme un mélange de jeu d’aventure et de jeu de drague pour homme avec un déroulement par journées rappelant la saga Persona, là où Kotodama relève plus franchement (et de manière assez problématique, avec ses jeunes filles que l’on est amené à faire se déshabiller contre leur volonté) du second, mais complété par d’improbables phases de puzzle game à la Bejeweled. Daedalus, lui, serait plutôt un jeu d’aventure et d’investigation avec, comme chez Phoenix Wright (mais en plus mélancolique), une bonne dose de point & click. Entre ces propositions très diverses, le point commun est peut-être dans la manière “de concevoir une intrigue et une expérience narrative”. “Les Japonais donnent le sentiment de vouloir raconter une histoire et une seule, note Antonin Congy. De faire vivre une expérience en ayant la main sur le parcours émotionnel du joueur. Là où les avatars occidentalisés du genre comme Out There ou les productions Telltale / Quantic Dream vont surtout vouloir mettre à l’épreuve le libre arbitre du joueur en ayant l’ambition de lui proposer une histoire dont il sera le héros et qu’il aurait l’impression de co-écrire par le truchement de ses décisions.”
« Intimité profonde »
Pour tout cela, World End Syndrome fait figure de très bon exemple, avec son récit qui est à la fois un mystérieux objet d’enquête – un puzzle, disons, dont on ne connaîtrait au départ même pas la forme des pièces – et une couverture épaisse dans laquelle on s’enroule voluptueusement. Le facteur clé, comme souvent, entre épopée au long cours et éternellement recommencement, c’est le temps. A ce propos, Antonin Congy évoque Steins ; Gate, son “visuel novel préféré” : “L’intrigue ne commence réellement qu’à partir d’environ onze heures de jeu, un peu comme si une série télé ne démarrait vraiment qu’à la saison 2. Impensable… Cependant pendant dix heures, l’intrigue balbutiante nous aura permis de partager l’intimité de tous les personnages. On a passé un temps fou dans leur salon à discuter avec eux des qualités de telle marque de pâtes instantanées ou de la passion d’Okabe Rintaro, le jeune étudiant un peu perturbé qu’on incarne, pour le Dr Pepper… Ce temps permet de créer un rapport social privilégié, une intimité profonde avec les autres personnages qui va donner un poids extraordinaire aux évènements dramatiques futurs.”
Daedalus : The Awakening of Golden Jazz (Arc System Works), sur Switch, PS4 et PC, environ 35€
Kotodama : The 7 Mysteries of Fujisawa (Art Co / PQube / Just For Games), sur Switch, PS4 et PC, environ 25€
World End Syndrome (Toybox / Arc System Works / PQube / Just For Games), sur Switch et PS4, environ 50€
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