Emporté par une overdose à l’âge de 23 ans, River Phoenix fut l’une des dernières icônes rebelles du cinéma américain. Retour sur sa carrière fulgurante.
Ce soir, les Phoenix sont venus en famille : River débarque à peine de l’Utah, où il tourne son dernier film, il est accompagné de son frère, Joaquin, de sa soeur, Rain, et de sa copine, l’actrice Samantha Mathis. Sur la scène du Viper Room, le célèbre bar de Los Angeles où la bande a ses habitudes, le copropriétaire des lieux, Johnny Depp, donne un concert avec son groupe éphémère. La nuit est calme, ordinaire, lorsque River Phoenix s’extrait des toilettes en titubant avant de s’effondrer sur le bitume devant le club, victime d’intenses convulsions : il a pris un mélange chimique de Valium et de méthamphétamines. L’alerte est donnée par son frère, la foule paniquée s’agglutine sur le trottoir, un paparazzi présent sur les lieux détourne son appareil photo lorsqu’une ambulance arrive enfin et conduit la victime dans un hôpital au sud de la ville. Après vingt minutes en salle de réanimation, River Phoenix est déclaré officiellement mort à 1 h 51 dans la nuit du 30 au 31 octobre 1993. Il avait 23 ans.
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Le lendemain, au réveil, l’annonce de son décès plonge le pays dans un état de choc : la presse fait ses gros titres sur la célébrité déchue, le Viper Room devient vite un lieu de pèlerinage pour les fans, et ses amis rendent tous hommage à celui qui fut le plus brillant acteur de sa génération, enfant-star à 15 ans, millionnaire à 18, nommé aux oscars à 19, et promis à une longue carrière. Tout le monde s’interroge alors sur les raisons qui ont conduit l’idole River Phoenix à se perdre ainsi dans la dope. Certains évoquent l’influence néfaste de son environnement, d’autres la responsabilité de ses parents, tandis que sa girlfriend, Samantha Mathis, dévoile son secret lors des obsèques : « River était un sensible. Il avait tellement de compassion pour les autres qu’il a fini par avoir un poids trop lourd sur le coeur. » Mourir d’être trop sensible : l’hypothèse est belle pour résumer la trajectoire de cet acteur comète, qui se distingua par une présence hors norme, fragile et sauvage, devenant peu à peu l’icône de toute une jeunesse, celle des années grunge, dont il incarna les doutes et tourments.
Comme des millions d’adolescents américains, River Phoenix (baptisé ainsi en référence au « fleuve de la vie » du roman bouddhiste Siddhartha d’Hermann Hesse) est né dans le climat de l’idéalisme seventies, en 1970 très exactement, d’un père charpentier et d’une mère secrétaire, hippies notoires qui l’éduquèrent aux valeurs écologistes. Les premières années de sa vie ressemblent au récit épique de la beat generation : ses parents, membres de la secte chrétienne des Enfants de Dieu, partent en mission au Mexique puis à Porto Rico, avant d’échouer au Venezuela où ils vivent dans des conditions précaires. Aîné d’une grande fratrie (un frère, Joaquin, qui aura la carrière que l’on sait, et quatre soeurs), River doit vivre son enfance en accéléré : il est contraint de délaisser sa scolarité et joue de la musique dans la rue pour subvenir aux besoins du clan Phoenix. Il développe aussi une conscience politique précoce, devient un végétalien radical à 8 ans et s’engage à militer activement pour la protection des animaux – certains de ses proches parleront, après sa mort, d’une obsession maladive.
En 1980, lorsque la famille Phoenix rompt avec la secte et ses idéaux pour s’installer en Californie, River annonce qu’il veut travailler dans le showbusiness, « parce qu’il y a de l’argent à gagner et que ça ne nécessite aucune éducation », dira-t-il plus tard. Il tourne des publicités à 10 ans et apparaît dans quelques séries télévisées, avant d’obtenir son premier rôle au cinéma en 1985 dans Explorers de Joe Dante : un teen-movie surfant sur la vague E. T. dans lequel il incarne un nerd passionné de mathématiques. Le succès est modeste mais sa performance lui ouvre les portes du casting du nouveau film de Rob Reiner, Stand by Me, récit initiatique d’une bande de kids des années 50. Acclamé par la critique, le film dépasse les 50 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis et propulse la carrière du jeune acteur dans le rôle d’un misfit au visage poupon mais déjà tourmenté.
Quelques plans du film, en particulier, retiennent l’attention : autour d’un feu, la nuit, en face de Wil Wheaton, une baby star d’Hollywood au jeu figé par la technique, River Phoenix apparaît explosif, incontrôlable, vampirisant la scène avec une intensité folle. Il y confesse sa douleur d’être au monde, sa nostalgie d’une enfance trop vite évanouie, et l’on ne sait plus très bien, à cet instant, distinguer l’acteur de son personnage. Peu à peu, le public va donc apprendre à connaître ce jeune fauve blond au caractère tranchant, dont les prochains films résonnent étrangement avec son histoire personnelle. Il sera le fils d’un inventeur idéaliste fuyant en mission en Amérique du Sud dans le film de Peter Weir, Mosquito Coast (où il rencontre Harrison Ford, qu’il retrouvera trois ans plus tard pour un second rôle dans Indiana Jones et la dernière croisade), avant de pousser la logique d’identification encore plus loin, en 1988, dans un superbe mélo de Sidney Lumet, A bout de course.
Il a 18 ans alors, ses cheveux ont poussé, son visage s’est émacié, et quelque chose d’une nouvelle force se lit dans ce très beau rôle d’ado en rupture avec ses parents, un couple de militants gauchistes engagés à leur époque contre la guerre du Vietnam. Les similitudes entre ce personnage (qui lui vaudra une nomination à l’oscar du meilleur second rôle) et la vie de l’acteur sont nombreuses et troublantes : River Phoenix semble désormais mener sa révolution adolescente au cinéma. Il devient l’incarnation rebelle d’une nouvelle jeunesse américaine, indépendante et déliée de l’héritage hippie des années 70 ; le poster-boy moderne auquel tous les teens s’identifieront. Et plus rien ne pourra s’opposer à sa fulgurante ascension : Hollywood en fait son nouveau favori à l’aube des 90’s, ses contrats se négocient autour du million de dollars, et il s’affiche partout dans les médias, où il profite de son exposition pour rappeler sa lutte en faveur de la protection des animaux.
Au sommet de sa popularité, River Phoenix cumule les casquettes d’acteur, de spokesman écolo, et bientôt de musicien : il monte un groupe de rock alternatif avec sa soeur Rain et des potes, Aleka’s Attic, qui, à défaut de connaître un grand succès public, lui permet de se rapprocher de la scène indé – il devient intime avec Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers. Une dernière chose manquait néanmoins à l’acteur pour asseoir son statut d’icône culturelle, pour devenir le « James Dean de sa génération », tel qu’on le baptisera post-mortem : un film-phénomène, sa Fureur de vivre. Il le trouvera en 1991 grâce à My Own Private Idaho, le road movie halluciné de Gus Van Sant où il met en danger son image et donne la réplique à son ami Keanu Reeves dans le rôle d’un tapin gay. La nuit, près d’un feu, dans une scène devenue culte, le blondinet laisse place à un archange cramé, au bord du gouffre, fébrile et las comme pouvait l’être la génération grunge dont le film saisit l’humeur en instantané.
Mais si My Own Private Idaho achève de faire de River Phoenix la star du moment, la plupart de ses biographes s’accordent pour dire que le film correspond aussi au début de sa chute. Depuis quelque temps, l’acteur a en effet développé une manie étrange : il s’implique dans ses rôles jusqu’à l’obsession, vivant à chaque tournage un transfert d’identité toujours plus extrême. En préparation du film de Gus Van Sant, River s’assimile ainsi à son personnage et s’enferme contre l’avis de ses parents dans un squat de Portland, où circule pendant des semaines toute la scène underground de la ville : musiciens, junkies, vagabonds, prostitués… Une vidéo amateur diffusée dans le documentaire Biography, Eclipsed by Death: The Life of River Phoenix le montre dans cet environnement, amaigri et visiblement perché, entouré de cadavres de bouteilles, interrogeant sans répit un prostitué sur la manière dont il doit incarner son rôle. C’est également ici qu’il prendra un premier shoot d’héroïne.
A son retour de Portland, l’acteur est méconnaissable : il s’éloigne peu à peu de sa famille, fraie avec une bande de junkies de Los Angeles ( » cette mauvaise, mauvaise ville », disait-il), et apparaît fuyant dans les médias, où la rumeur indique qu’il aurait succombé à la drogue. Il dément à chaque interview mais ses dernières apparitions au cinéma, dans le policier Les Experts (1992) ou le western The Thing Called Love (1993), ne trompent personne : quelque chose s’est brisé chez River Phoenix. Son ex-copine, Martha Plimpton, dira dans le magazine Esquire que la dope fut pour lui « un refuge », une manière de se protéger de la brutalité d’un monde auquel rien, ni « la bulle utopique » dans laquelle l’entretenaient ses parents, ni la célébrité trop soudaine, ne l’avait préparé.
Interrogé par la presse néerlandaise, le réalisateur de son dernier film, Dark Blood (George Sluizer, 1993), brutalement interrompu par sa mort, se souvenait d’un dernier jour de tournage catastrophique : « Il planait… Sans doute avait-il pris quelque chose. Il ne pouvait pas marcher normalement, il était ailleurs. » Ce soir-là, avant de se rendre à Los Angeles pour assister à un concert, River Phoenix lui aurait simplement dit : « A demain. »
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