Gilets pare-balles, détournements militaires et imprimés camouflage : la mode puise dans les conflits actuels. Une tendance déjà observée dans les années 1930 en pleine montée du fascisme ou lors de la guerre du Golfe. Signe des temps ou simple récupération ?
Un groupe de jeunes hommes aux visages dissimulés, équipés de boucliers antiémeutes et treillis militaires avance d’un pas ferme vers le périphérique. Les passants sursautent, l’air inquiet ; quelques fumeurs de joints prennent la fuite. La troupe s’engouffre dans un grand bâtiment, à la queue leu leu, l’air curieusement anxieux. Le masque ? Gucci. Le treillis ? Off-White. La protection féroce ? Anti Social Social Club, le it-accessoire de la rentrée, à en croire les blogs de mode. Leur combat ? Arriver à l’heure au défilé de mode.
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Paradoxe ultime : en juin, la fashion week masculine coïncide avec la destruction d’un camp de migrants à Paris, à quelques mètres de nombreux shows. “CRS ou hipster ?”, ironise la presse de mode face à une tendance qui a déjà un nom : le warcore. Après le normcore (soit la mode des vêtements ultrabanals), c’est le conflit armé qui fait rêver “l’empire de l’éphémère”, assure le Vogue américain. Récupération ou détournement conscient ?
Des vestons et brassières façon gilet pare-balles
Imprimés camouflage, talons en forme de balle et T-shirts ornés d’une cible : pour sa dernière collection, le créateur géorgien Demna Gvasalia, à la tête de la marque Vetements, s’inspire de ses propres souvenirs de la guerre civile dans son pays et les relie à la crise actuelle des migrants. Dans l’Amérique de Trump, marquée par la montée d’un nationalisme xénophobe et de violences policières sanglantes voire meurtières, la mode new-yorkaise présente également une résurgence du militaire. Le créateur Heron Preston imagine des vestons et brassières façon gilet pare-balles. Le label Alyx crée des harnais pour parachutes et des bombers faits de textiles résistant aux armes tranchantes. Pour une collaboration avec Nike, celui-ci inaugure des vestes à poches spécial munitions et des bandanas pour se camoufler le visage. Enfin, sur Instagram, la top Bella Hadid arbore un porte-pistolet-sac à main fixé sur sa cuisse.
Par ce glissement, le vêtement militaire change radicalement de sens. Facteur d’anonymat et de subordination au groupe, il se fait ornemental et se mue en affirmation de l’individualité. Le sens premier est détourné tout en signalant le privilège de pouvoir porter une veste pare-balles par style et non par sécurité.
fantasme et résistance
Cette tension entre le politique et l’intime est loin d’être neuve. Dans les années 1930, Elsa Schiaparelli, couturière surréaliste proche de Salvador Dalí, taille des robes du soir dans des imprimés militaires. Provocatrice assumée, elle nomme les teintes de la collection “brun tranchées”, “rouge légion” et “gris avion”. En pleine montée du fascisme, ces évocations de la Grande Guerre font office de sonnette d’alarme stylistique et dévoilent une stratégie de résistance personnelle.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, la tendance est déjà lancée, tentant de jeter un pont entre les codes du luxe et les besoins de ses clientes. En Grande-Bretagne, alors que le son des sirènes envahit les villes pour annoncer les bombardements, les grands magasins imaginent des tenues dites “siren suits” qui se zippent comme des sacs de couchage et permettent ainsi de parer au plus pressé tout en restant chic. A Paris, les maisons de luxe créent des tenues intitulées “Je fais la queue” ou “Charbon”.
“Les caves de l’hôtel Ritz, agrémentés de sacs de couchage Hermès, sont le rendez-vous du tout-Paris les nuits de bombardement !”, raconte Carol Mann, auteure de Femmes dans la guerre – 1914-1945 et sociologue spécialiste du genre et des conflits armés. “Les difficultés donnent aux couturiers l’occasion d’exercer leur imagination à profit (…) et les femmes investissent dans la sauvegarde de leur apparence pour maintenir le moral et un semblant d’identité féminine conventionnelle”, rappelle-t-elle.
En 1971, une garde-robe féminine luxueuse à base de kaki
Jouets, barboteuses et accessoires sont confectionnés à partir de chutes de textiles militaires de camouflage, un motif qui ne cessera d’inspirer les créateurs, même loin du conflit.
En 1971, en pleine guerre du Vietnam, Yves Saint Laurent crée une garde-robe féminine luxueuse à base de kaki. Les critiques y lisent à la fois une provocation pure et un rappel que la guerre peut tous nous toucher… même les grandes bourgeoises qu’il habille.
Et pendant les années 1990, la guerre du Golfe et le siège de Sarajevo imprègnent sans surprise la mode de l’époque : pantalons à poches, plaques de l’armée et style dit “refugee chic” participent d’une “popification” de l’armée et permettent “de transformer un événement ou une personne en objet de consommation (…) et donc d’en mesurer sa distance”, analyse Susan Sontag dans Regarding the Pain of Others, sur la médiatisation des guerres et notre fascination pour des drames qui ne nous toucheront pas.
Les codes prennent une autre dimension
Force est de constater que c’est un tout autre rapport au conflit qui transparaît dans les collections qui ont suivi les attentats de Paris : un rapport non plus distant et fantasmé mais concret, rendu visible par la militarisation de la capitale. Les lignes bougent, les silhouettes se durcissent et deviennent fonctionnelles. De Balmain à Moncler en passant par Moschino, les griffes promettent protection et potentiel héroïque aux clients déguisés en petits soldats… tout en restant à la pointe.
Une ambiguïté qui est au cœur de l’uniforme guerrier, selon Sarah Scaturro, auteure de From Combat to Couture: Camouflage in Fashion : “Il camoufle tout en dévoilant son appartenance, fait la guerre mais promet la paix… C’est à la fois un outil de subversion et de conformisme (…) Celui qui le porte détermine son sens.”
Transposés dans une cause militante, les codes prennent une autre dimension. Quand les Black Panthers arborent béret militaire et veste en cuir noir, ils dénoncent une police raciste et affirment un besoin de résistance et d’union.
Une façon de retourner le stigmate que l’on retrouvera dans les luttes queer. Lorsque, dans les années 1980, nombre d’activistes gays arborent le bombers, porté alors par l’armée et les hooligans homophobes, c’est pour vider l’objet de son sens premier et exorciser la peur de l’agresseur. Mode globale, appropriation locale.
Fashion Army
Quelle différence, donc, entre une veste militaire dans une manifestation et sur un podium ? Entre la tenue des combattantes peshmerga et sa version H&M sexy ? Si les tendances sont globalisées, le point de vue reste occidental et le vêtement pensé par et pour des personnes non concernées. Cette connexion mondiale a conduit un nombre grandissant de marques à prendre parti, quitte à perdre des clients.
Adidas a annoncé la rupture de son partenariat avec l’équipe de foot israélienne suite aux attaques sur Gaza. Nike et le groupe Kering ont publié des communiqués de presse pour s’opposer aux lois antimigrants de Trump. Sa propre fille, Ivanka, a abandonné sa griffe face au rejet de nombreuses boutiques à travers le monde.
La fluidité du monde permet aussi aux proarmes et aux militaires de s’inspirer à leur tour du monde du luxe. La National Rifle Association organise des défilés qui proposent des pièces inspirées des dernières tendances mais repensées pour un port d’arme fashion.
Les armées nationales, conscientes de la puissance du branding, lancent leur propre merchandising. Tsahal possède un large e-shop de produits dérivés façon American Apparel, et la Navy américaine possède sa propre griffe. La mode regarde l’armée qui regarde la mode – tel est pris qui croyait prendre ?
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