Pourquoi certains hommes éprouvent-ils un besoin séculaire de faire taire les femmes ? L’auteure et activiste américaine Rebecca Solnit arrive en France avec un recueil d’essais, Ces hommes qui m’expliquent la vie, qui analyse en profondeur les ressorts de la domination masculine.
Encore très peu connue en France, Rebecca Solnit est une écrivaine, intellectuelle et activiste américaine plus que respectée outre-Atlantique et outre-Manche. Elle a écrit sur la marche, l’environnement, milite pour les droits humains et est une plume régulière de Harper’s Magazine et du Guardian.
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Avec le recueil d’essais féministes qu’elle publie aujourd’hui en France, Ces hommes qui m’expliquent la vie, son dix-septième livre, elle a inventé le mot-valise “mansplaining” (les “mecsplications”), qui est devenu viral sur la toile et épingle une certaine tendance masculine à tout expliquer aux femmes, y compris ce qu’elles savent déjà.
Le premier texte commence quand Rebecca Solnit, qui vient de publier un livre sur le Far West et l’industrialisation, rencontre dans une soirée un homme qui, dès qu’elle lui en parle, va tenter de la faire taire en l’enjoignant de lire ce livre sur le même sujet qui vient de sortir et a du succès. Or le livre en question est celui de Solnit elle-même.
Si ce premier essai semble plutôt amusant, ce qui s’y joue, et ce qu’elle va développer par la suite, est terrifiant : un désir ancestral chez nombre d’hommes de voler la parole aux femmes, de les réduire au silence, pour ainsi mieux les contrôler – et en abuser ? Publié aux Etats-Unis en 2014, trois ans avant l’affaire Weinstein, le livre rappelle que rien qu’en Amérique un viol est signalé toutes les 6,2 minutes, ce qui fait qu’une femme sur cinq sera violée au cours de sa vie. Pour Solnit, il serait temps de reconnaître que cette violence est “genrée”.
Qu’est-ce qui vous a inspirée pour écrire ce premier article ?
Rebecca Solnit — Mon amie Marina Sitrin, spécialiste en révolutions et résistance. Pendant des années, j’ai plaisanté sur le fait d’écrire un essai avec ce titre, mais un jour elle m’a dit que je devrais vraiment le faire, parce que des femmes comme sa sœur avaient besoin de savoir que ce n’est pas de leur faute, mais de la faute du patriarcat. Un soir où Marina dormait chez moi, le 25 mars 2008, je me suis mise à l’écrire, à l’aube, très vite car j’y pensais depuis longtemps. Bien sûr, les vraies muses de ce texte sont les “mansplainers”, surtout cet homme qui fut un si magnifique exemple en me disant de lire le livre que, sans qu’il le sache, j’avais moi-même écrit.
Pourquoi ce désir, chez beaucoup d’hommes, de croire et de vouloir prouver qu’ils savent mieux que les femmes ?
Ce que cela cache, c’est la croyance que les femmes sont et devraient rester inférieures en termes de pouvoir, de statut, d’audibilité et de crédibilité, et que la masculinité requiert domination et supériorité. Je continue à espérer que dans une prochaine phase du féminisme, nous allons nous assurer du fait que les hommes vont reculer, et s’expliquer. Parce que ce qui conduit les hommes à prendre de haut, ignorer, réduire au silence, voire agresser les femmes, est un mystère pour moi. Je ne suis pas un homme, après tout.
Le grand écrivain afro-américain James Baldwin a dit : “Si je ne suis pas ce que tu dis que je suis, alors tu n’es pas ce que tu crois que tu es.” Qui sont les hommes si les femmes ne sont pas ce qu’ils croient qu’elles sont ? Je pense que le féminisme est un sous-ensemble des droits de l’homme et du projet que les bouddhistes appellent “la libération de tous les êtres”, et que la vraie libération pour les hommes, ainsi que pour les femmes, est implicite dans ce projet.
Plusieurs de vos essais tournent autour de l’idée que les hommes veulent réduire les femmes au silence. Pourquoi ce silence est-il si pratique pour eux ?
Malheureusement, je crois que cela vient d’une sorte de capitalisme du cœur, une croyance dans le fait qu’il n’y a pas assez pour tout le monde et que, dès lors, les hommes ont besoin de prendre des femmes ce qu’ils veulent ou ont besoin, ou d’empêcher les femmes d’avoir un accès égal à l’éducation, au pouvoir, au discours, à la représentation.
Quant aux hommes qui pensent le sexe comme une conquête, comme une guerre, et veulent affaiblir l’ennemie, ils vont tenter de lui retirer le droit de résister de même que sa capacité à le faire, ou son habilité à parler après. Parce que ces hommes hétérosexuels pensent au sexe comme quelque chose, en se référant encore au capitalisme, que les femmes ont et que les hommes acquièrent, par la force ou la tricherie si nécessaire, plutôt que, disons, comme une collaboration à la manière d’une danse.
Quels sont les moyens déployés pour faire taire les femmes ?
Il y en a tellement ! Historiquement, les femmes ont été tenues à l’écart de toutes les places où le discours a du pouvoir : les congrès et parlements, les cours et les présidences… Pendant des siècles, on a véhiculé l’idée que les femmes sont duplices, délirantes, qu’on ne peut pas leur faire confiance, et donc qu’elles ne devraient pas être écoutées. Il y a, bien sûr, des menteurs parmi toutes les catégories de la race humaine, mais il n’y a pas de concentration particulière dans notre genre (bien qu’il arrive que le manque de pouvoir oblige les gens à faire semblant, à mentir).
Pourquoi, dans le cas des actrices contre Harvey Weinstein, a-t-il été soudain possible pour les femmes de se faire entendre ?
Ce que je trouve fascinant, c’est qu’une femme journaliste ait dit avoir essayé de raconter cette histoire au New York Times en 2004. John Landman, qui était alors éditeur à la section culture de ce journal, et qui est maintenant rédacteur en chef pour Bloomberg, a pensé que cette histoire n’était pas importante. Il a ainsi donné à Weinstein treize ans de plus pour agresser des femmes sans être surveillé. Maintenant, il y a quelque chose de fondamentalement mystérieux concernant tout changement historique. Pourquoi le mur de Berlin est-il tombé en 1989 et non en 1986 ou 1993 ? Pourquoi le printemps arabe a-t-il commencé à partir d’un seul incident en Tunisie fin 2010 ?
Nous avons atteint un point où : 1. grâce à des décennies de petites victoires féministes, suffisamment de femmes se sont retrouvées en position de pouvoir comme juges, productrices télé, journalistes, etc ; 2. et de plus en plus d’hommes se sont habitués à entendre ce que racontaient les femmes et à avoir confiance ; 3. et nous avons assez parlé de la violence et du harcèlement sexuels durant les cinq dernières années pour que, quand cette salve de faits est arrivée, il y ait eu assez de place pour l’entendre.
Comprenez-vous pourquoi les gens (femmes incluses) ont laissé Weinstein se comporter ainsi aussi longtemps ?
Non. Parce qu’il ne s’agissait pas d’un homme un peu lubrique au bureau ou tripotant quelqu’un dans une fête. Il s’agissait d’un homme impliqué dans des agressions violentes et illégales avec l’aide d’avocats – qui payaient les victimes pour qu’elles se taisent et, dans un cas, ont aidé à coordonner une agence d’espionnage pour discréditer une victime – et de ses confrères ayant du pouvoir, ainsi que de ses assistants. Ses décennies d’agressions requéraient que ses victimes soient réduites au silence par des menaces, du discrédit, de la honte, en étant payées, effrayées, et cela a marché de façon choquante.
J’aimerais voir davantage des gens qui l’ont aidé être tenus responsables, à commencer par son frère. Je crois qu’il est important de dire que ce n’est pas le job des victimes d’arrêter un criminel dans une société qui veut punir et faire taire et discréditer ces victimes. Mais certaines femmes ont agi. Angelina Jolie l’a dit : “J’ai eu une mauvaise expérience avec Harvey Weinstein dans ma jeunesse et résultat, j’ ai choisi de ne jamais plus travailler avec lui, et j’ai prévenu les autres quand elles décidaient de travailler pour lui.”
Que pensez-vous des mouvements #MeToo ou Time’s Up ? Et du fait que certains hommes se retrouvent virés de projets ou de leur job sans qu’il y ait eu une enquête de police et un jugement ?
Je pense que tout le monde mérite un vrai procès, et j’ai été déçue de voir que le sénateur Al Franken a été poussé dehors avant qu’une enquête ait même commencé, particulièrement parce que dans son cas la première accusatrice avait beaucoup de liens avec des hommes et des médias de droite. Je comprends aussi que beaucoup de métiers ou lieux de travail ont leurs procédures internes, comme les universités américaines, pour enquêter et rendre un verdict avec ses conséquences.
Le système légal américain est un système lent et profondément défectueux, donc cela n’a pas besoin d’être une mesure de justice. Et j’aimerais rappeler qu’aux Etats-Unis environ 75 % des femmes qui portent plaintepour harcèlement sur leur lieu de travail font l’expérience de représailles.
Quelle serait la meilleure solution pour réduire, voire éviter complètement ces violences envers les femmes ? Autrement dit, comment changer les mentalités ?
Il est évident que dans les sociétés où les femmes sont égales à plusieurs titres – positions de pouvoir, économie, éducation – aux hommes, il y a beaucoup moins de violence. Mais je crois aussi que nous avons besoin de faire plus que de fliquer la violence contre les femmes. Nous avons besoin de comprendre pourquoi les hommes veulent faire du mal aux femmes et pourquoi tant d’entre eux le font, dans la violence domestique, le viol et d’autres actes d’agression. Et alors, nous avons besoin de le changer. Nous avons besoin de changements culturels, pas seulement de conséquences légales.
En quel féminisme croyez-vous aujourd’hui ?
Comme je l’ai dit plus tôt, je vois le féminisme comme une branche des droits de l’homme concentrée sur le genre, en dialogue avec le travail des droits humains autour de la race, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, et les autres choses qui nous définissent. D’une certaine manière, notre projet ne se porte pas si mal, quand vous considérez que vous êtes en train de changer des motifs culturels qui ne sont pas centenaires mais millénaires, inscrits dans la Genèse et les lois et les coutumes, l’art et la littérature. Nous les avons changés de manière remarquable ces cinquante dernières années.
Ces hommes qui m’expliquent la vie (L’Olivier/Les Feux), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 176 p., 16 €
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