En se penchant sur l’histoire honteuse de son grand-oncle franquiste, le plus grand auteur espagnol contemporain écrit un livre important – “Le Monarque des ombres” (Actes Sud) – et brise un lourd tabou.
“Un jeune homme courageux, mort au combat pour une cause mauvaise, peut-il devenir, quoiqu’en dise l’auteur, le héros du livre qu’il doit écrire ?” La question hante Javier Cercas depuis des années. C’est l’histoire déshonorante de ses ancêtres, ces bourgeois de province proches du régime de Franco ; celle de leur “héros”, le valeureux et intrépide Manuel Mena, mort au combat à 19 ans, au sujet duquel un silence coupable règne dans sa famille.
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Un personnage qui intéresse forcément Cercas, écrivain des non-dits, des tabous, des mystères. Parce qu’il faut faire la lumière sur ce passé-là, cette période sombre qui continue d’empoisonner l’Espagne et l’empêche d’avancer. Enfin parce qu’il s’agit des siens, d’une part de lui, de son histoire.
C’est pourtant une histoire impossible à écrire. “Apprendre à vivre avec me paraissait déjà suffisamment compliqué, écrit-il. Par ailleurs, je n’aurais même pas su comment la raconter : fallait-il s’en tenir à la stricte réalité, à la vérité des faits, si tant est que cela fût possible et que le passage du temps n’ait pas ouvert dans l’histoire de Manuel Mena des brèches impossibles à combler ? Fallait-il mêler réalité et fiction, afin de pouvoir colmater avec celle-ci les trous laissés par celle-là ? Ou bien fallait-il inventer une fiction à partir de la réalité ?”
Ce livre, il décide donc de ne pas l’écrire, bien qu’il glane des informations entre deux romans, avant que la trace de la courte vie de son grand-oncle ne s’estompe complètement. Jusqu’à ce jour où sa mère se met à lui parler soudain de son “cher oncle”. Il se risque alors à ouvrir la boîte de Pandore. Une enquête au long cours, à la recherche de ceux qui le connaissaient.
Le détachement et le souci de véracité d’un historien
Un portrait sans concession de l’aïeul maudit se dessine, enfant orgueilleux, sadique quand le livre passe brusquement du “je” caractéristique de Cercas à un “il” étonnant, par lequel il écrit à son propre sujet à la troisième personne du singulier.
Un dédoublement qui le fait raconter d’un côté l’histoire avec le détachement et le souci de véracité d’un historien, de l’autre l’histoire de “comment et pourquoi j’en étais venu à raconter cette histoire, même si je ne voulais pas la raconter ni l’assumer”. Ce récit cocasse, semi-tragique, des atermoiements de l’écrivain tâchant de se démener avec son passé alterne avec des chapitres sur le franquisme d’une précision admirable et d’un réalisme effroyable. Des pages sur la guerre, dignes du Stendhal du Rouge et le Noir, tableaux aussi puissants que ceux de Goya, que Cercas cite en modèle.
C’est enfin par la mythologie, le héros Achille et sa “mort admirable” au combat, comme disaient les Grecs, que l’auteur saisit la part de légende de son sujet. De même qu’un témoignage et une lettre lui permettront de découvrir sa part fragile et généreuse. Le Monarque des ombres réussit ainsi le tour de force d’écrire enfin cette histoire toujours taboue du point de vue de ceux qui n’ont plus jamais pris la parole après la chute de leur chef : les franquistes. Sans les juger, et en leur rendant leur part d’humanité.
Le Monarque des ombres (Actes Sud), traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, 320 p., 22,50 €
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