Alors qu’on l’avait perdu de vue plusieurs années, Spike Lee revient vivifié avec « BlacKKKlansman », Grand Prix du dernier festival de Cannes. À l’occasion de la sortie de ce nouveau film ce mercredi 22 août, nous revenons, à travers six films iconiques et un clip qui ne l’est pas moins, sur la carrière du cinéaste.
Un drapeau américain peu à peu étiolé par les flammes. Des images grésillantes où l’on voit des flics tabasser un noir. Une complainte lyrique résonnant comme une fin de bataille. Un discours en voix-off, conquérant et vindicatif : celui de Malcolm X égrenant toutes les casseroles qui collent aux basques de l’homme blanc. C’est le début du biopic sur le leader afro-américain (Malcolm X, 1992) et en un sens, le résumé express, l’humour en moins, de ce qui travaille Spike Lee. La frontalité du discours politique, sans compromis, est toujours entrecoupée par un jeu de montage et de collage souvent inspiré.
D’une manière renversée, le plan inaugural de ce portrait sans vraiment de relief peut rappeler les ciné-tracts soixante-huitards de Gérard Fromanger et Jean-Luc Godard où le rouge du drapeau français bavait pour recouvrir peu à peu le blanc puis le bleu. Ne restait alors plus qu’un terrible et ironique bain de sang. Pas besoin de discours, l’image parle d’elle-même : toute colonisation (l’hégémonie, ici, du rouge sur le drapeau) a la volonté du monochrome. Plutôt que de le dégrader plastiquement, Spike Lee fait flamber le drapeau américain pour lui donner la forme du X de Malcolm. C’est que la situation est littéralement brûlante et qu’il y a bien des histoires à réécrire. La sortie ce mercredi 22 août de son dernier long, BlacKKKlansman, nous donne l’occasion de ciseler, à travers ses six films les plus iconiques et un clip, quel vent anime ces braises.
Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (1986)
Avec ce premier film fauché — si l’on excepte celui de fin d’étude — qu’il tourne pour une poignée de dollars (175 000), Spike Lee affirme d’emblée son talent de portraitiste. Faut dire que Nola Darling n’en fait qu’à sa tête pose un regard fantaisiste et allègre sur la jeunesse noire américaine qui n’avait alors pas vraiment connu de précédent. Tracy Camilla Johns y joue Nola donc, la vingtaine bien tapée, vadrouillant, dans les appartements de Brooklyn, entre trois mecs plutôt stéréotypés (un Dom Juan, un macho friqué et un cycliste rigolard qu’incarne Spike Lee himself) qu’elle mène par le bout de la braguette alors que son bagou aguicheur ne laisse pas non plus indifférent sa voisine, Opal.
Depuis l’année dernière, le cinéaste a transposé les frasques de son héroïne, libre comme l’air et sexuellement plus qu’épanouie, à l’heure des deux hashtags qui comptent (#MeToo et #BlackLivesMatter) en une série en 10 épisodes. On attend une deuxième saison prochainement.
Do The Right Thing (1989)
Il est toujours bon de se rappeler à quel point l’acuité politique de Do The Right Thing, trente ans après sa sortie, demeure exemplaire. Surtout dans le contexte actuel où des policiers américains tirent dans le dos de jeunes noirs et où le président de ce même pays ne moufte pas outre mesure (on se souvient de son accablant discours à la suite des événements et crimes racistes de Charlottesville).
Difficile aussi de ne pas être pris d’un intense pic de chaleur à mesure que se déroule cette journée caniculaire au cœur du quartier noir de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn. Luisant les corps, la température semble également exacerber les tensions raciales alors bouillonnantes. Cette sensation de poudrière en instance culmine lorsque Radio Raheem, l’un de ces jeunes tentant de vaincre l’immobilité du quotidien avec son ghetto-blaster, se fait abattre par la police et déclenche ainsi une émeute nocturne. Mais la violence de l’extérieur tant physique que verbale (le racisme du quotidien) est à contrebalancer avec la sensualité qui émane de ces chambres à coucher transformés, le temps d’un été moite, en sauna. Preuve en est : Mookie (à nouveau joué par Spike Lee) vient humidifier le corps brûlant de sa compagne avec des glaçons.
Moins démonstratif que dans d’autres films, Spike Lee laisse, avec Do The Right Thing, le mot de conclusion à deux grandes voix afro-américaines (la non-violence prônée par Martin Luther King et la légitime défense de Malcolm X) et confère au hood movie ses lettres de noblesse.
Fight The Power : clip de Public Enemy (1989)
« Let’s make our own movies like Spike Lee / Cause the roles being offered don’t strike me / There’s nothing that the Black man could use to earn / Burn Hollywood burn » rappe Bid Daddy Kane le long d’Hollywood Boulevard dans le clip Burn Hollywood Burn de Public Enemy. Influence majeure pour de nombreux cinéastes noirs américains (John Singleton, les frères Hughes, Jordan Peele aujourd’hui…), Spike Lee a également imprégné la culture hip-hop autant qu’il l’a célébré.
Si le mythique Fight the Power du crew de Long Island ouvre Do The Right Thing et vrombit tout au long du film à travers le ghetto-blaster de Radio Raheem, le cinéaste leur rend la pareille en offrant à l’hymne un clip joyeux et énervé. Tout commence par une marche à Washington de Martin Luther King en 1963. Car si l’on suit Chuck D et Flavor Flav, déboulonnant, au passage les « héros » de l’Oncle Sam (Elvis et John Wayne en tête), il semblerait que l’urgence de la situation soit toujours aussi alarmante dans l’Amérique blanche et conservatrice de Ronald Reagan. Enfiévrés par une soixantaine de samples que Terminator X scratche avec doigté, les deux rappeurs déchaînent les foules et les précipitent dans les rues de Brooklyn alors en pleine ébullition artistique.
https://www.youtube.com/watch?v=n5JflYF9z0M
Jungle Fever (1991)
Avec Jungle Fever, Spike Lee réalise un Devine qui vient dîner ? réussi et pessimiste dans le Harlem du début des années 1990. Flipper (Wesley Snipes), architecte noir marié, tombe amoureux de sa nouvelle secrétaire, Angela (Annabella Sciorra), blanche et d’origine italienne. Leur relation interraciale se prend alors de plein fouet la pression sociale et le sexisme de bas étage de leur entourage. Avec ses plans serrés, les apartés de ses personnages à la caméra et ses décadrages stupéfiants, la mise en scène du cinéaste, rythmée par la bande-son sexy de Stevie Wonder, se rapproche à nouveau d’une esthétique de bande-dessinée. S’il était reparti bredouille à Cannes avec Do The Right Thing, Spike Lee s’en tire cette fois avec un Prix d’interprétation masculine du meilleur second rôle inauguré spécialement pour Samuel L. Jackson.
He Got Game (1998)
Après Mo’ Better Blues et Malcolm X, Denzel Washington retrouve donc, pour la troisième fois, celui qui l’a propulsé au rang d’icône afro-américaine. Il interprète Jake Shuttlesworth, personnage peu reluisant, incarcéré après l’homicide involontaire de son épouse. Pour éviter un retour en prison, celui-ci dispose d’une semaine pour convaincre son fils Jesus devenu un champion de basket prisé (joué par la vraie star du ballon orange Ray Allen) d’intégrer l’équipe de l’université d’Etat comme le souhaite le gouverneur. Fan des Knicks new-yorkais et de la NBA en général, Spike Lee interroge ici les rapports entre le sport et l’économie sociale américaine. Autrement dit : à qui profite la sueur de Jesus ?
La 25ème Heure (2002)
On se souvient surtout de La 25ème Heure pour le fameux monologue d’Edward Norton, plein d’auto-détestation, vociférant, avec son lot de clichés, face à son miroir, les quatre vérités d’une ville qu’il ne peut manifestement plus supporter. Loin de la déclaration d’amour de Woody Allen dans Manhattan, le New York du quatorzième long de Spike Lee se présente comme le reflet d’une Amérique dépressive qui entre dans le XXIe en sortant des décombres du 11 septembre.
Condamné à sept ans de réclusion pour trafic de drogues, Monty Brogan se laisse dériver, pour sa dernière nuit à l’air libre, dans cette ville tuméfiée où se croisent somnambules sans buts, traders fatigués qui n’ont plus grand chose à voir avec les wonder boys florissant du début des nineties, profs moroses s’endurcissant dans le célibat… Chacun fait état d’un Ground Zéro affectif.
Inside Man : L’Homme de l’intérieur (2006)
De façon plus apaisée, Spike Lee continue d’ausculter les séquelles du 11 septembre. Avec Inside Man, le cinéaste engagé perd en ostentation ce qu’il gagne en sérénité et bouleverse les codes du film de braquage en faisant d’abord un sort à la tension narrative. Au moyen d’un montage alterné entre le siège de la banque par les forces de l’ordre et l’interrogatoire des otages par la suite, on comprend que tous ont pu sortir vivants et que les braqueurs ont réussi à se fondre parmi eux.
Ces derniers ont en effet fait enfiler aux otages des tenus similaires aux leurs pour que l’on ne distingue plus qui est qui. D’apparence trompeuse, le récit s’attache à la disparition de ces justiciers masqués au cours de ce qui s’apparente à une performance plus proche du happening situationniste que de la démonstration de force hystérique. Malgré l’énorme succès du film (son plus gros score au box-office), Spike Lee va entamer ensuite une longue traversée du désert à laquelle BlacKKKlansman devrait mettre un terme.