Pendant un mois, “Les Inrockuptibles” traversent, en 20 épisodes, six décennies de l’histoire du rock britannique. Episode 18 : Quand Mark Hollis, grand ambassadeur du silence se confiait aux “Inrocks”.
Quand Talk Talk débarqua, cheveux courts et oreilles longues, on étiqueta justement le groupe tête à claques pour rallye hyper young, copains de dortoirs de Spandau Duran. Puis un jour, Mark Hollis disjoncta et quitta en lévitation le carcan pop-song, gagnant par là même notre estime. Depuis, ses albums ne font plus danser les jeunes et s’étirent gracieusement en psychédélisme léthargique, le pouls ralenti jusqu’à l’extinction des feux.
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Mark Hollis – Musique ambiante, nuage chaleureux et envoûtant, dernière étape avant le silence. Ou comment le rock progressif entre dans ces pages par la grande porte. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule chose importante sur mes disques, c’est le silence. C’est même la chose qui compte le plus dans ma vie. On ne lui accorde plus assez de place. Sans arrêt, la télévision parle toute seule dans son coin, la radio est allumée sans raison. On ne devrait pas se laisser envahir de la sorte, il faut absolument sélectionner et choisir ce que l’on entend.
C’est également vrai sur les disques. Je préfère encore entendre le silence qu’une note inutile, une note plutôt que deux. Ce qui compte, c’est la façon dont elle est jouée. La technologie, la technique, tout ça ne sert qu’à remplir. Donc, à rien. La raison d’être de mes albums est la spontanéité. Voilà pourquoi il me faut des années pour les enregistrer. La seule chose qui compte pour moi, c’est l’attitude des gens qui viennent jouer avec nous. Je veux qu’ils jouent pour eux-mêmes, je n’ai aucune envie de les diriger, de les orienter.
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Mon travail consiste donc à sélectionner des musiciens dont j’aime l’attitude, je les invite et leur donne une liberté absolue. Je les laisse tout seuls dans le studio et ils improvisent pendant des heures. Le lendemain, nous réécoutons ces heures de bandes et nous n’en conservons que quelques secondes. Ça prend donc du temps : parfois, certains musiciens doivent jouer seuls pendant dix heures avant que j’entende cinq secondes de musique dont j’ai besoin.
Pour un musicien, tu dois être impossible à vivre.
Je pense que c’est exactement le contraire, il est très facile de travailler avec moi. Chacun a une liberté complète, contribue au résultat final. Moi, je ne suis qu’un sélectionneur, je prends dans mon équipe les gens pour ce qu’ils sont et je leur demande juste de me donner ce qu’ils veulent. Je n’exige rien, je n’attends rien de précis, je les laisse faire.
Quand nous enregistrons, j’aime utiliser d’immenses studios. Ainsi, chaque instrument peut être déplacé pour que sa position lors du mixage soit juste. Ça me permet de ne jamais utiliser l’électronique : si je veux que l’instrument soit en retrait, je fais reculer le musicien par rapport aux autres. Car la plus grande partie de nos morceaux est enregistrée live. Nous arrivons en studio avec un cadre minimum, que nous jouons live. Ensuite, nous complétons avec des improvisations. Je ne sais donc jamais à l’avance à quoi ressembleront nos disques. Je sais juste ce que sera l’ambiance, mais c’est tout. Je ne sais pas où les chansons iront.
Je passe d’ailleurs plus de temps à effacer, à couper, qu’à enregistrer. Mon travail consiste surtout à épurer, encore et toujours. Des heures et des heures de bandes, dont il ne faut garder que quelques instants cruciaux. Nos musiciens ne comprennent pas que nous voulions garder ces petits bouts où ils se trompent, où ils se trouvent à côté de la plaque. Car ces erreurs m’intéressent. Moi, je n’ai jamais pu supporter la technique, ça ne m’a jamais impressionné. Voilà pourquoi le punk a tant compté pour moi. Chacun pouvait devenir un musicien, chacun était un musicien. Si tu ressens quelque chose, tu n’as qu’à le jouer. Même si tu ne sais jouer qu’une seule note, ça ne fait rien, tu es aussi important que n’importe quel autre musicien. Je resterai toujours fidèle à cet esprit punk.
A l’époque, le but était de faire le plus de bruit possible. Le tien semble être de faire le plus de silence possible.
Bien sûr (silence) ? Mais à l’époque, je passais pourtant ma vie à acheter des disques, à écouter obsessionnellement de la musique. C’est grâce au punk que je me suis lancé à l’eau. J’étudiais la psychologie enfantine à l’université à ce moment-là, mais j’ai tout plaqué, le punk me paraissait autrement plus intéressant. Avant ça, la musique était trop technique, elle paraissait réservée à quelques-uns, je n’avais jamais envisagé de jouer. Je sais que ça paraît aujourd’hui difficile à concevoir, mais je faisais vraiment partie du mouvement. Pour moi, il n’y a pas de doute possible.
En termes de musique, ce fut la période la plus importante de ma vie. Enfin, la musique appartenait à tout le monde, il existait plein de nouveaux endroits où jouer. Bien sûr, la majeure partie de ce que j’entendais était très éloignée de mes propres goûts, mais ça ne comptait finalement pas. L’important, c’était l’énergie et l’enthousiasme. C’était un peu comme les grands festivals en plein air : personne ne se soucie vraiment de qui va jouer, on vient pour être rassemblés, pour communiquer.
Et moi, j’étais là, je jouais dans des groupes, ça ne me serait jamais venu à l’idée auparavant. Les maisons de disques ont été totalement dépassées par les événements, débordées par tous ces gens qui réclamaient de la musique. J’avais toujours pensé qu’elles ne comprenaient pas grand-chose à ce qui se passait mais, là, la vérité éclatait au grand jour. Elles étaient déboussolées, n’avaient plus le moindre repère et signaient n’importe qui. Elles n’avaient aucun moyen de juger ce qui était bon ou mauvais, elles prenaient tout en bloc. C’était formidable.
Étais-tu, pour la première fois, autorisé à faire preuve d’originalité ?
L’originalité était tout pour moi. Je n’ai jamais eu envie de former un groupe tourné vers le passé, je ne vois pas où ça peut te mener.
Je parlais au niveau personnel.
Mais ce n’est pas moi qui compte. La seule chose importante, c’est de faire de la musique. En Angleterre, mes disques ne se vendent pas. C’est une situation idéale pour moi. Le reste de l’Europe me fait vivre et pourtant, je conserve un anonymat total chez moi. J’ai la possibilité de faire les disques comme je l’entends, on m’en donne les moyens et je peux quand même être monsieur Tout-le-monde. Si j’étais reconnu dans la rue, je souffrirais de claustrophobie, comme si on m’enfermait. C’est un énorme danger que d’être trop concerné par soi-même et je suis ravi d’être anonyme. Moi, j’habite à la campagne, loin de tout. C’est très important pour mon état d’esprit.
Mais dès qu’il faut enregistrer, je dois partir, revenir à la ville, à Londres. C’est extrêmement important de marquer une cassure. A la campagne, je ne me sentirais pas suffisamment à cran pour pouvoir enregistrer. J’ai quitté la ville il y a six ans, je voulais retrouver le sens de la communauté. Là où j’habite, je peux entrer dans les boutiques et parler aux gens. Ce n’est pas seulement l’argent que tu vas laisser sur le comptoir qui compte. J’avais besoin de ce contact, envie de ralentir l’allure. Pourtant, le côté cosmopolite de la grande ville me manque. J’ai besoin de revenir régulièrement à Londres, pour reprendre le contact.
A vos débuts, Talk Talk était un groupe très différent : la musique était techno-pop, commerciale, l’image se rapprochait des néo-romantiques, vous étiez très propres, très polis, vos disques se vendaient aux midinettes.
L’étape à laquelle nous sommes aujourd’hui parvenus n’est que la suite logique de nos débuts. Seules les contraintes ont changé. Pour notre premier album, nous n’avions eu que quatre semaines de studio, un budget très serré. Aujourd’hui, on nous laisse deux ans et nous pouvons dépenser autant d’argent que nous voulons. Voilà la plus grosse différence.
Ça n’explique pas la différence d’image.
Notre image était effrayante, je sais, mais ce n’était pas de notre faute. Nous nous étions longuement battus pour obtenir un contrat et sitôt après avoir signé, nous avons été assaillis par toutes sortes de pressions. Ça venait de tous les côtés, on a essayé de nous faire entrer dans une petite case avec laquelle nous n’avions rien à voir. Les directeurs artistiques des maisons de disques souffrent tous d’une même maladie : au lieu de signer des groupes et de les pousser en fonction de leur propre créativité, de leur propre personnalité, ils préfèrent essayer de les adapter au marché. Ils veulent une vague imitation de ce qui marche à l’époque, te poussent dans cette voie. C’est ce qu’ils ont essayé de faire avec nous au début. Les néo-romantiques étaient à la mode et nous avons subi d’énormes pressions. Elles ont duré jusqu’au début de l’enregistrement du second album.
Avais-tu honte d’accepter ces compromis ?
(Silence) Je me suis retrouvé dans une position où je n’avais pas le choix. Mais je ne veux pas que tu croies que j’ai agi contre mon gré. Même si nous avons eu des problèmes à faire notre premier album, même si le producteur nous a été imposé, je ne peux pas renier ce disque. Même notre image ridicule a finalement eu des aspects positifs. C’est grâce à elle que j’ai compris que plus jamais je n’accepterai de jouer le jeu (sourire) ? Si je n’avais pas accepté, je n’aurais jamais su qu’il fallait refuser et se battre.
Les pressions ont-elles également affecté votre musique ?
La seule erreur, c’est d’avoir accepté le producteur que la maison de disques voulait absolument nous imposer. Nous n’aurions jamais dû les laisser faire. Notre image nous a également longtemps porté préjudice. Quand nous avons signé avec EMI, notre image se rapprochait de celle des Doors, nous nous sentions en accord avec cette période du psychédélisme. Mais la maison de disques nous a nettoyés (sourire).
Il fallait absolument briser l’image ridicule qu’ils avaient pensée pour nous. Je n’ai jamais été à l’aise dans le costume qu’ils nous taillaient, j’avais l’impression de jouer dans une farce. Mais il fallait accepter certains compromis pour être plus fermes sur d’autres questions, comme notre refus d’apparaître sur les pochettes. Car pour moi, c’était ça le plus important de tout. Ma vraie image, c’est ma musique.
Les gens qui achetaient vos disques pour cette image proprette auraient-ils été surpris s’ils vous avaient rencontrés en privé ?
En privé, nous avons toujours été les mêmes, aujourd’hui comme hier. Les costumes blancs, les cravates, tout cela était absurde. Nous, nous portions des chemises psychédéliques, nous avions les cheveux très longs avant que la maison de disques nous envoie chez le coiffeur. Et très vite, nous sommes revenus à notre vraie image, à ce que nous étions vraiment. Je ne pouvais plus accepter de jouer le néo-romantique pour faire plaisir à EMI. C’était à la mode, ces gens-là pensaient que c’était donc bon pour nous, que nous serions plus faciles à vendre ainsi.
Ils ne savent pas ce que c’est de faire un disque, l’idée même de créativité n’a aucune valeur à leurs yeux. C’est pour cette raison que le punk a été si positif, car ils ont été renversés. Mais ils ont vite repris leurs esprits, nous sommes revenus à la case départ, avec les mêmes schémas, les mêmes petites cases, les mêmes moules. Regarde MTV : en 1981, je me souviens qu’ils voulaient renverser tout le monde, combattre le système des radios commerciales. Regarde-les aujourd’hui, encore plus formatés et obtus que ces radios.
On a ressorti l’an passé toutes sortes de remixes house de vos anciens morceaux. C’était pour vous conformer à ces formats ?
Je vais traîner EMI, notre ancienne maison de disques, devant les tribunaux. Ils ont livré nos chansons à des DJ pour les remixer, ont sorti des compilations de dance-mixes de nos propres morceaux sans même nous en parler. Je refuse d’écouter ces disques. C’est un scandale de donner ainsi mes chansons à des gens avec lesquels je ne travaillerais même pas dans mes pires cauchemars. Ils ont abâtardi mon travail, l’ont sorti à mon insu, ils devraient avoir honte. Mes chansons ne sont pas des cobayes, c’est répugnant de jouer ainsi avec. Quand je sors un disque, c’est que je le considère définitivement achevé. Je ne vois donc pas ce qu’il y a à enlever ou à rajouter, ce ne sont pas des cobayes.
Ta musique d’aujourd’hui est un secret bien gardé. Vous vous faites très rares dans la presse, comme si tu ne laissais les gens venir à tes disques qu’au compte-goutte.
Ça ne m’inquiète absolument pas que beaucoup de gens ne connaissent pas notre musique. D’ailleurs, rien ne m’inquiète. J’aime que les gens viennent à nous petit à petit, qu’ils nous découvrent par le bouche à oreille. Nos disques ont une durée de vie très longue, ce qui est le plus beau compliment qu’on puisse leur faire. Les gens doivent y venir d’eux-mêmes, je ne veux pas les pousser.
D’ailleurs, je ne pense pas que les interviews soient une bonne chose. Tout ce qui compte, ce sont mes disques. Moi, je ne peux pas être à leur hauteur, je ne peux pas être aussi succinct et clair qu’eux. Tout ce que je peux faire, c’est leur porter préjudice. Si j’avais le choix, je ne parlerais jamais à la presse. L’anonymat est une situation rêvée pour moi, celle qui me donne le plus d’espace. J’ai beaucoup de chance de ne plus écrire de tubes. Pour moi, le vrai succès est de pouvoir faire les albums dont j’ai envie. Je ne désire rien de plus.
Ta maison de disques l’entend-elle de cette oreille ?
Chez EMI, nos disques ne faisaient pas l’unanimité. Il y avait même des gens qui ne pouvaient pas nous supporter. Au moins, notre nouvelle maison de disques sait où nous en sommes, ils ont pu voir avec notre précédent album, Spirit of Eden, dans quel état d’esprit nous nous trouvons. Je sais que nous sommes un groupe difficile pour eux, nous n’avons pas choisi la facilité et des gens nous en voudront forcément. Il est temps que ce milieu soit un peu plus créatif. Car je suis incapable de parler à des gens qui ne réfléchissent qu’en termes de produits, de formats, de calibres. Peu de gens aiment la musique dans les maisons de disques.
On a beaucoup parlé, à propos de Talk Talk, de « suicide commercial » ?
Bien sûr, notre réalité est un « suicide commercial ». Nos deux premiers albums ont été d’énormes succès, mais je n’ai pas la moindre honte de ces disques. A cette époque, j’avais envie d’écrire des chansons, je voulais me limiter à ce format pop. Mais je n’ai jamais pris la décision nette d’arrêter d’écrire ainsi, de commettre un « suicide commercial ».
Nous avons juste évolué de façon naturelle. J’ai vieilli, j’ai été influencé par de nouvelles amitiés. Au début, c’était impossible d’établir une vraie relation avec un musicien. Nous les utilisions, tirions le meilleur d’eux et les jetions s’ils ne nous convenaient plus. Mais au bout de dix ans, des amitiés sont nées, elles m’ont considérablement changé. C’est grâce à elles si nous n’avons jamais stagné. Au lieu de renouveler sans cesse nos musiciens, nous préférons apprendre à mieux connaître notre cercle, à combattre ensemble la frustration. Car c’est elle qui nous pousse en avant, nous éloigne de tous ces formats limités. Même si nous ne savons pas toujours ce que nous voulons, nous savons ce que nous ne voulons surtout pas, nous pouvons donc le repousser ensemble.
Cette évolution entre une pop-music formatée et une musique sans réelle structure passe tout de même par une cassure, entre The Colours of spring et Spirit of Eden. D’où vient-elle ?
Après The Colour of Spring, nous sommes partis en tournée. Ça a été la dernière de notre carrière. Jusque-là, la routine s’était installée depuis trois années : album, puis tournée. La grande différence vient de là : nous n’étions plus limités par le temps, nous n’avions plus la moindre échéance dans le futur. Nous avons donc pu commencer à travailler comme nous l’entendions, à improviser. Pour moi, les tournées étaient beaucoup trop rétrospectives. Dès qu’un morceau est enregistré, je n’ai plus la moindre envie d’y revenir. En plus, j’ai décidé d’avoir des enfants et ma famille passait au-dessus des concerts. De toute façon, notre musique devenait de plus en plus difficile à reproduire sur scène. Les morceaux de notre nouvel album seraient d’ailleurs physiquement impossibles à jouer en concert.
Ces tournées t’ont-elles également conduit à des excès ?
Oui, il fallait que je sois ivre en permanence, c’était très inquiétant. Nous jouions six jours par semaine et je devais donc être totalement bourré six soirs par semaine. Ce n’était même pas un plaisir, mais une nécessité : sans alcool, j’étais incapable de monter sur scène. Quand nous avons commencé, c’est l’enthousiasme qui me faisait grimper sur scène. Mais ça, je l’ai vite perdu. La routine, la répétition l’avaient vite tué. Le seul moyen que j’avais d’apprécier notre musique, d’avoir l’impression d’y entendre un peu de fraîcheur, c’était d’être défoncé en permanence.
C’est à ce moment-là que les drogues font leur apparition ?
Ça, il faudrait que tu le demandes aux autres membres du groupe. En ce qui me concerne, ce n’était que l’alcool. C’est la seule substance qui m’intéressait, j’en prenais plus que de raison. Je m’écroulais à la fin de chaque concert, ça ne pouvait plus durer ainsi. Je n’en pouvais plus de vivre dans une bulle, de traverser des pays sans même les voir. Ma vie devenait très malsaine.
Etes-vous totalement à l’écart ou vous sentez-vous des affinités avec d’autres musiciens, comme It’s Immaterial ou Blue Nile ?
Je n’ai jamais entendu parler d’eux. Je ne connais personne qui écoute de la musique actuelle, si bien que je n’ai pas le moindre moyen de me tenir informé. Je refuse d’écouter la radio ou de regarder la télé, j’y entends trop de choses que je n’ai pas envie d’entendre. Par contre, j’ai de bons guides dans d’autres domaines musicaux, des amis qui m’orientent vers des choses plus anciennes. J’ai totalement arrêté d’acheter des disques récents le jour où j’ai commencé à en sortir moi-même et pourtant, j’écoute toujours autant de musique. En ce moment, j’ai trois passions : Ornette Coleman, Robert Johnson et la musique contemporaine, des gens comme Messiaen, Ligeti, Penderecki ou Stockhausen. Tous ces gens qui travaillent sur une musique sans forme réelle. De la pop-music, je ne sais absolument rien, je suis incapable de te dire ce qui se passe.
Ma musique est aujourd’hui plus proche du jazz ou de Robert Johnson que de tout ça. Dans le jazz, j’aime que chacun des musiciens puisse jouer dans son propre espace. Tu te concentres totalement dans ton rôle, sur ta propre voie et parfois, au cours du morceau, tu rejoins les autres et tu fais en leur compagnie un petit bout de chemin. C’est pour cette raison que je considère Tago mago, de Can, comme un disque très important. Le batteur cogne dans son coin, ne ralentit jamais, n’accepte aucun compromis. Lui suit une ligne droite à vitesse constante et les autres vont et viennent autour de cet axe. Sans vouloir intellectualiser notre musique, j’aime que chacun puisse voyager à son rythme, seul ou parfois en groupe.
https://www.youtube.com/watch?v=m5SyBIoMwsM
Est-ce une attitude calculée, réfléchie ou cette façon d’enregistrer est-elle naturelle ?
Ça peut être forcé, car ce n’est pas aisé de s’enfermer ainsi dans son coin. Mais en studio, tous les instruments sont branchés en permanence, il n’y a rien de prémédité, de calculé. Si l’un de nous a envie d’essayer une idée, il la met immédiatement en application. Parfois, c’est plus réfléchi : sur le premier morceau de l’album, par exemple, on a l’impression que le batteur installe ses fûts pendant que les autres ont déjà commencé à jouer, qu’il ne sera prêt que pour le second morceau. Ça, je l’ai voulu, c’était prévu. Idem pour le long solo du troisième morceau. Une seule note, bloquée pendant plusieurs minutes, j’en rêvais depuis des années (sourire) ?
Es-tu agacé par les étiquettes rock progressif ou new-age accolées à votre musique ?
Rien dans ce monde ne m’agace. Si des gens pensent que nous ressemblons à King Crimson, c’est qu’ils y voient des ressemblances. Moi, j’y vois plutôt le Velvet Underground. Car il faut savoir que l’originalité n’existe pas. Toute musique naît forcément d’impressions ressenties à l’écoute d’autres musiques. L’originalité, au mieux, c’est la diversité, l’éclectisme. Le new-age, je ne sais pas ce que c’est, je ne connais que le nom. C’est une philosophie ? Très bien. Elle prône l’exploration de soi-même ? Ah oui, ça a l’air formidable (rires) ?
Et toutes ces références obscures à la religion ?
Mes paroles parlent avant tout de valeurs et d’attitudes. C’est une constante, les seuls sujets sur lesquels je peux chanter avec conviction. Le mot soul-music a pris un sens totalement différent de musique de l’âme. Mais aujourd’hui, je me sens proche de ça, du gospel. C’est le coeur qui chante. En ce sens, oui, mes paroles sont religieuses. Mais pas d’une religion spécifique, seulement humanistes. Voilà où s’arrête ma religion. De toute façon, mes paroles sont écrites à propos d’un personnage qui n’est pas moi-même. C’est lui qui ressent les sentiments, qui les exprime. Et curieusement, quand je chante ces textes, quand je ferme les yeux, je ressens exactement les mêmes choses que lui.
LE MORCEAU “IT’S LY LIFE” (1984)
“Même notre image ridicule a finalement eu des aspects positifs. C’est grâce à elle que j’ai compris que plus jamais je n’accepterai de jouer le jeu”, déclarait donc Mark Hollis en 1991 aux Inrocks. Si le mileu des années 80 a été un long combat entre Talk Talk et sa maison de disques et si les deux derniers albums du groupe Spirit of Eden (1988) et Laughing Stock (1991) sont des chefs-d’œuvre absolus qui ont durablement impressionnés et inspirés nombre des pairs de Mark Hollis tout n’est pas, loin de là, à jeter dans les disques primitifs de Talk Talk avant même The Colour of Spring (1986) où s’ébauche déjà la complexité psychédélique qui architecturera Spirit of Eden et Laughing Stock.
Les deux premiers albums de Talk Talk, The Party’s Over (1982) et It’s My Life (1984) ont ainsi allégrement rangé dans le fourre-tout new wave alors qu’ils développaient une techno-pop d’apparence naïve et pourtant sophistiquée comme en écrivent à l’époque des groupes comme Depeche Mode ou OMD, eux aussi en butte à la fine bouche des critiques alors que le temps passant, ils sont reconnus comme de sérieux influenceurs. Ainsi, pour revenir à Talk Talk, qui d’autre qu’eux auraient pu prétendre à atteindre le sommet des charts avec un titre s’ouvrant avec des barrissements d’éléphants ?
Quant au deuxième tube de Talk Talk, It’s My Life, déjà est en germe la déclaration d’indépendance dont Mark Hollis se sent privé par rapport aux pressions de son label. “It’s my life, don’t you forget ? » rappelle un Mark Hollis amoureux mais pas prêt à tout sacrifier pour cet amour. Une forme d’obstination et d’honnêteté qui, au fond, guidera l’ensemble de la carrière du groupe porté par un génie de la musique qui, comme dans cette histoire d’amour mid-eighties, n’était pas du genre à accepter quelque concession.
It’s My Life est disponible sur le volume 2 de Rock UK, coédité par « Les Inrocks » et Wagram en CD ou en vinyle.
Retrouvez aussi Rock UK, volume 1 (en CD et en vinyle) et 3 (en CD et en vinyle).
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