Au Cap, une nouvelle génération d’artistes issus de la communauté “Coloured” fait renaître le hip-hop local de ses cendres. Menés par le prolifique Youngsta CPT, ils mettent la lumière sur une culture trop souvent oubliée ou réduite à des stéréotypes.
3T, le premier album du rappeur Capétonien Youngsta CPT sorti le 29 mars dernier, commence par le chant d’un muezzin. Surprenant ? Pas tant que ça pour quiconque connaît la communauté Coloured du Cap dont il est issu, composée pour moitié de musulmans. Le disque dans son ensemble est un voyage rythmé au cœur d’une culture peu connue à travers le monde mais aussi en Afrique du Sud. Le MC de 27 ans, qui rappe en anglais avec l’accent typique des habitants des Cape Flats, ces townships Coloured situés entre deux montagnes, est la figure la plus visible et la plus expressive de cette nouvelle génération d’artistes hip-hop qui ne s’excusent plus de venir du Cap. Avec lui, des noms comme Dope Saint Jude, Fonzo, Linkris, Patty Monroe ou encore Jitsvinger donnent le tempo.
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Le terme “Coloured” désigne les Métis descendants à la fois des populations indigènes de la région, les Khoïsan, des esclaves et dissidents musulmans venus d’Asie du Sud-Est et des colons Européens regroupés au sein d’un même groupe racial pendant l’apartheid. Minoritaires dans le pays, ils représentent près de 50 % de la population dans la région du Cap-Oriental qui comprend la ville du Cap. Considérés comme “ni Noirs, ni Blancs”, ils restent politiquement marginalisés et sont les plus touchés par la violence des gangs et les drogues.
L’invisibilisation est aussi médiatique. “Quand on allume la télé, on voit des artistes Noirs de différentes ethnies, des Zulus, des Xhosas, des Tswanas… et c’est bien ! Mais quand tu es enfant Coloured du Cap, où est-ce que tu te vois ? Où est-ce que tu retrouves ton identité ? L’industrie de la musique nous a oubliés”, dit Youngsta CPT, que nous rencontrons dans les bureaux de sa marque Y ? GEN, à Wynberg, la localité où il a grandi. À l’international, les seuls représentants de la culture des Cape Flats sont les déjantés Die Antwoord, blancs et régulièrement accusés de s’être appropriés les codes culturels Coloured. “Je ne remets pas du tout en question leur talent ou leur imagination. Je regrette juste qu’ils se soient uniquement approprié les aspects négatifs de notre culture. Ils reprennent les tatouages et les expressions des gangsters alors que c’est justement ces stéréotypes qu’on essaye de combattre.”
Rapper l’histoire des oubliés
Dans ses titres (CA) Crazy Arabian ou The Cape of Good Hope, Riyadh Roberts, de son vrai nom, raconte au contraire en profondeur l’histoire de sa communauté. Le rappeur prolifique, qui avait sorti pas moins de 30 mixtapes avant cet album très attendu, évoque les Group Areas Act, ces lois racistes visant à ségréguer la population et qui ont conduit à des déplacements forcés de population dans les Cape Flats à partir des années 1960. L’exemple le plus connu est celui du District Six, un ancien quartier multiculturel au cœur de la ville, entièrement rasé. Surtout, Youngsta CPT donne la parole à son grand-père, exproprié à deux reprises au début des années 1970, et saupoudre l’album d’extraits de cet entretien intergénérationnel.
Dans YVR et VOC, il va plus loin et revient sur l’histoire coloniale du Cap. Son surnom Young Van Riebeeck est une référence à Jan Van Riebeeck, le néerlandais qui a entrepris l’implantation des blancs en 1652, et le clip du morceau reprend l’imagerie de l’époque. “J’ai le sentiment que l’histoire qu’on nous enseigne à l’école est orientée pour que l’on ne se révolte pas. On nous parle de Jan Van Riebeeck comme d’un explorateur qui a trouvé le Cap et installé une station de rafraîchissement. On ne nous dit pas qu’il a tué la moitié de la population et asservi l’autre moitié en leur prenant leurs terres puis qu’il a eu des enfants avec des femmes indigènes et qu’il est reparti comme il est venu”, explique Youngsta CPT. “Si tu répètes en permanence à des gens qu’ils sont les “enfants bâtards” de la société, ils finissent par le croire. Mais si tu vas au fond du problème, remontes dans le temps et explores les facteurs qui nous ont amenés là, tu comprends que ce n’est pas tout à fait de notre faute.” Pour l’auto-proclamé “Voice of the Cape”, l’histoire compliquée des Coloured est l’une des raisons de leur mise à l’écart. “Nous sommes un rappel constant de l’esclavage et de l’impérialisme. Je pense que c’est pour cela que l’Afrique du Sud préférerait qu’on se taise.”
L’autre histoire peu racontée est celle de l’Afrikaans, la langue maternelle de la plupart des Coloured. Si Youngsta CPT en introduit quelques expressions, d’autres artistes comme Jitsvinger – association des mots “cool” et “doigt”– rappent uniquement en Afrikaans. Le rappeur et poète de 37 ans Quintin Goliath, qui a grandi en partie à Mitchell’s Plain, le plus grand township des Cape Flats, a fait de la langue son cheval de bataille. “Beaucoup des miens ont honte de la façon dont ils parlent et c’est tellement nul ! Si ne pas se sentir à l’aise avec toi-même alors que tu vis dans le pays où tu es né ce n’est pas de l’oppression, alors je ne sais pas ce que c’est.” Celui qui rejette le mot “Coloured” car il estime qu’il est réducteur et un produit de l’apartheid, rappelle qu’à l’origine, contrairement à l’idée préconçue, l’Afrikaans n’est pas la langue du colon blanc. Au XVIIème siècle, les esclaves inventent leur propre langage, l’Afrikaans du Cap, un créole qui mêle la langue des indigènes, le néerlandais, l’anglais et l’indonésien. C’est ce dialecte d’esclaves que les Afrikaners s’approprient en le transformant légèrement. Les premières traces écrites de l’Afrikaans sont d’ailleurs en lettres arabes. Il y a quelques années, Jitsvinger a créé le terme Afrikaaps, désormais repris partout, pour définir l’Afrikaans si particulier du Cap. “Aujourd’hui, je vois la nouvelle génération sur les réseaux sociaux être de plus en plus fière de sa langue et inventer des façons innovantes d’écrire certains mots”, se réjouit-il.
Au Cap, un hip-hop longtemps censuré
Cette nouvelle génération, celle des “born free” nés après l’apartheid, investit à fond la scène du hip-hop du Cap. À 24 ans, Miss Patty Monroe, qui se définit en plaisantant comme une “Marilyn Monroe Coloured new age”, chante et rap dans un anglais qui pourrait venir tout droit de Californie. Mais son premier album s’appelle Malatje (2018), un mot issu du dialecte du Cap qui veut dire “fou/folle”. “On m’appelait toujours comme ça quand j’étais petite. J’ai toujours fait en sorte d’être moi-même. Pour moi ce mot est positif et veut dire une personne qui ne se conforme pas aux normes de la société dans un monde de Kardashians et de Guptas [deux frères impliqués dans de gigantesques affaires de corruption avec l’ancien président Jacob Zuma, ndlr]. C’est aussi un hommage à ma culture, d’où je viens.” Le rappeur Mvula Drae, Capétonien de 23 ans, ne vient pas de la communauté Coloured. Il est ce qu’on appelle un “mixed-race”, sa mère est une blanche Afrikaner et son père un Xhosa. Pourtant, c’est au sein de la communauté Coloured que ce fan de Lil Wayne s’est senti le plus accepté. “Je ne veux pas que mon rap soit réduit aux questions de race. Je fais de la musique pour tout le monde. Mais Youngsta CPT a vraiment permis aux gens d’être plus à l’aise avec leur accent et le fait de dire d’où ils venaient”, dit l’interprète de When You Call qui se souvient n’avoir jamais autant ressenti la fierté de venir du Cap que lors du premier concert de Youngsta CPT auquel il a assisté.
Il faut dire que pendant des années, les principales références des jeunes des Cape Flats en termes de rap étaient américaines. Une influence qui se retrouve dans l’album 3T avec un titre comme To Live and Die in CA, clin d’œil appuyé au morceau de Tupac sorti en 1997. « Quand j’étais jeune, j’avais le choix entre le kwaito (un genre musical né à Johannesburg dans les années 1990 et caractérisé par de la house lente et des sonorités africaines, NDLR) et le hip-hop des US”, raconte Youngsta CPT, qui s’est décidé à devenir rappeur en tombant sur Will Smith dans Le Prince de Bel-Air quand il était enfant. “Les Noirs des États-Unis vivaient des choses similaires à ce que nous vivions : les ghettos, l’oppression, la violence, la drogue. Alors on s’identifiait facilement à eux. Il y a même des gangs basés sur les Outlawz et la Junior Mafia, les groupes respectifs de Tupac et Notorious B.I.G., qui se tuaient entre eux !”
« Je veux qu’ils me regardent et qu’ils se disent ‘je peux être autre chose’ »
Ce transfert s’explique aussi par l’absence du hip-hop local sur les ondes mainstream, s’ajoutant au fait que les grands médias sont tous basés à Johannesburg. C’est pourtant dans les Cape Flats, à Mitchell’s Plain précisément, que le rap sud-africain serait né, assure « Young Van Riebeeck ». En 1990, le groupe mythique Prophets of Da City (POC) enregistre Our World, le premier album de hip-hop du pays, qui comprend Dala Flat, la première chanson de rap en Afrikaans. Ready D, 50 ans, était le DJ du collectif. Celui qui a grandi au District Six avant d’être déplacé de force à Mitchell’s Plain se souvient : “Avec un ami d’école on a décidé de créer ce crew de B Boys et d’aller partout au Cap pour faire des battles avec d’autres crews. Il y avait ce club, Teasers, où nous allions, le seul endroit où l’on rencontrait des blancs qui ne nous intimidaient pas. Une vraie mixité. Puis, quand on a fondé POC, on a voulu infuser des sonorités locales dans notre musique, rompre avec les sons occidentaux, et c’était la naissance du hip-hop local.”
Ready D est “une légende vivante”, selon Patty Monroe, “the GOAT” (Greatest of All Time), d’après Mvula Drae. Tous l’ont pourtant découvert sur le tard, en faisant leurs propres recherches. À l’époque, la teneur politique du message de POC, qui partage très tôt une vision critique de la transition, leur fait perdre de nombreux cachets. En 1994, ils sont programmés pour l’inauguration de la présidence de Nelson Mandela. À la dernière minute, ils échappent à l’annulation et sont obligés de jouer sans musique, qu’ils remplacent par du beatbox. Leurs morceaux finissent par être censurés dans les médias et les membres du groupe s’expatrient au Royaume-Uni. Aujourd’hui et depuis dix ans, Ready D anime chaque mardi une émission sur la radio locale Good Hope FM pendant laquelle il invite la multitude de talents du Cap à rapper au micro. Le précurseur voit la nouvelle scène avec optimisme. “Le hip-hop ici est encore très expérimental et n’attend que de grandir. Nous célébrons enfin notre culture, notre langue et notre héritage à travers cet art qui intéresse les jeunes et qui est accessible plus facilement avec internet.”
Dans les années 1990, les membres de POC étaient aussi des activistes. Ils passaient dans les lycées pour inciter les jeunes à voter aux premières élections démocratiques. En 2019, Youngsta CPT reprend le flambeau et fait la tournée des écoles. “Je ne leur dis pas d’aller voter mais je leur parle d’éducation et je leur explique pourquoi c’est important”, détaille celui dont l’association distribue également de la nourriture et des habits chauds aux sans-abri en hiver. Avant tout, Riyadh veut être un exemple pour les générations futures. “Je veux les voir survivre, je suis fatigué de voir le cycle se répéter. Quand il faut toujours sauver son ami du même sort, la drogue, le gangstérisme, la prison, toutes ces choses deviennent la norme. Je veux qu’ils me regardent et qu’ils se disent ‘je peux être autre chose’. Et si je montre le Cap et les Coloured pour ce qu’ils sont, comment ils vivent et comment ils ont survécu, peut-être que l’Afrique du Sud et le reste du monde nous donneront enfin du crédit.”
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