Dans le cadre de SYNESTHESIA, challenge Instagram autour des artistes de la Collection de la Fondation Louis Vuitton, Les Inrocks vous propose la relecture 3.0 d’un artiste incontournable.
On a tous en tête des images de Wolfgang Tillmans. Pour les uns, ce sera les images d’extase qui dilatent les pupilles et font exulter les corps sur le dancefloor. Pour les autres, l’intimité transpercée de la lumière du matin, saisie par le velouté de la peau fripée d’un fruit ou les peaux encore chaudes de vêtements quittés à la hâte. Ou encore ses abstractions pixellisées ou aquatiques comme une goutte d’encre se répandant dans un fluide.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Depuis la fin des années 1980, le photographe allemand, également DJ et producteur, à la tête du lieu d’exposition Between Bridges à Berlin, relie mode, art et musique. Au cours des dernières années s’exprime également chez lui un engagement politique qui, s’il a toujours été une force active de son travail, prend désormais, face à la montée des extrêmes et de la dictature du profit, un tournant plus explicite.
Relier, encore et toujours, les corps et les images
Wolfgang Tillmans, c’est d’abord un ensemble de codes visuels. L’esthétique de la rave, d’une certaine manière, c’est lui. Les belles âmes libres à la recherche de la jouissance de l’instant, s’assemblent et s’entremêlent, errent dans les ruines d’un monde industriel désormais laissées vacantes et offertes aux danseurs. Elles portent du sportswear, s’ébrouent dans une nuit noire qui leur appartient entièrement, puis se retrouvent dans l’intimité d’appartements parsemés de détails : fleurs, fruits, bougies, vases.
La foule et la fureur, la nature-morte et les chairs vibratiles se conjuguent en une même quête existentielle de liberté, d’un autre monde, gonflé de désirs et de possibles. Cette quête inlassable d’une circulation fluide et sans entraves qui parcourt registres et échelles, on la retrouve dans son système d’exposition : une prédilection pour un accrochage qui procède par constellations éclatées, variant les formats et les sujets, comme pour démontrer son attachement inépuisable à relier plutôt qu’isoler.
Non pas représenter mais exhumer le vécu
Il serait à proprement parler impossible de fragmenter le travail de l’artiste en périodes. La classification, il s’y refuse, et sa matière reste une potentialité ouverte en reconfiguration constante. D’ailleurs, l’artiste a beaucoup à dire sur la place même de la photographie aujourd’hui. Une photographie, noyée dans un flot d’image, garde la même force parce qu’elle traduit le vécu, les affects et la sensibilité de celui qui les prend, et qui les regarde : l’artiste dit souvent que même dans les années 1980, il avait déjà, avant Instagram, la sensation que tout a déjà été montré, et vu. Or ceci, explique-t-il encore, le libère : le sujet cède la place à l’affect.
En plaçant l’accent sur la qualité de l’immédiateté de l’instant périssable qui ne reviendra jamais, comme un coucher de soleil ne ressemblera à aucun autre tout simplement parce que ses conditions d’apparitions ne se répéteront jamais, Wolfgang Tillmans défend également des valeurs anti-capitalistes. L’objet, l’image, le sujet n’a aucune autre valeur que celui de procurer une expérience immédiate, un sentiment partageable, un éclair de sublime arraché au cours normé de nos existences productivistes.
Le clubbing est une politique des corps rassemblés
La beauté est donc politique, elle ne se vend ni ne s’achète, tout comme le clubbing l’est également. En dansant, chacun s’arrache à l’impératif de productivité et de rentabilité. En dansant, chacun accepte d’être placé dans une vulnérabilité, celle du corps dénudé et épuisé, qui transcende les différences de chacun. Sans but ni finalité définie au préalable, dans une pure dépense d’énergie tournée vers le sentiment d’appartenir à une communauté.
Brimer la vie nocturne a toujours été dans la ligne de mire des franges réactionnaires de la politique, celles qui pèsent comme jamais dans le débat et s’y arrogent visibilité et temps de parole. Encore et toujours, ces espaces sont à défendre, mais il s’agit, à travers eux également, de repenser le commun et la libre circulation. Ainsi, l’expérience des clubs marque un être-ensemble pacifique qui, dans le cas de Wolfgang Tillmans, est directement corrélé à l’Union Européenne, et à ses années passées à transiter entre deux villes cosmopolites : Londres et Berlin.
L’urgence de réaffirmer la politique à travers l’esthétique et le militantisme
Depuis mai 2016, Wolfgang Tillmans devient, tel qu’il le déclare alors au cours de ses interviews, « ouvertement politisé ». C’est-à-dire qu’à l’expression de la communauté et de l’intime dans ses productions esthétiques, se joindra dès lors un versant activiste directement engagé dans la défense des années de liberté qui influencèrent son travail.
A cette date, il se lance dans la campagne contre le Brexit et imprime une série de posters pour défendre l’Union Européenne, qu’il adapte en quatre formats : une version Instagram, une version PDF à imprimer soi-même, un format A1 classique imprimé dans son atelier, ainsi que des t-shirts pour incarner les mots. Par la suite, il s’engagera à chacun des moments forts de la vie politique et publique, et mettra à profit sa notoriété pour défendre les opinions modérées face à la montée des extrêmes.
L’artiste a le devoir de rendre l’engagement sexy
Pour lui, trop peu d’artistes osent encore faire entendre leur voix dans les débats publics ou sociétaux. Lui-même s’y emploie, par ces campagnes mais également via son compte Instagram, où il poste des images de son quotidien, des natures mortes la plupart du temps, accompagnées en légende d’un article de presse auquel il souhaite donner plus de visibilité.
En parallèle, celui qui expose actuellement au Wiels à Bruxelles et s’apprête à se voir célébré au MoMA à New York – après des rétrospectives d’ampleur à Tate Modern à Londres, à la Fondation Beyeler à Bâle et au Carré d’Art à Nîmes – continue avec la même minutie à approfondir son corpus d’images magnifiant la sensualité des petits rien du quotidien, cette jouissance éternelle et tout simplement humaine, d’autant plus poignante qu’elle est menacée et qu’il nous appartient, à tous et chacun individuellement, d’en défendre les espaces d’existence et d’expression.
Retrouvez #SYNESTHESIA sur le compte Instagram de la Fondation Louis Vuitton.
{"type":"Banniere-Basse"}