[Le monde qu’on veut #24] Chaque semaine, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir. Aujourd’hui, Youcef Brakni, activiste, membre du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, appelle à “une mobilisation nationale autour de la question de la réforme de la police”.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 21 : Maboula Soumahoro : “Le concept de blanchité est une réalité”
>> Episode 22 : Mathieu Rigouste : “La société française reste structurée autour d’une culture coloniale”
>> Episode 23 : Ludivine Bantigny : “On sent le gouvernement aux abois”
Le déboulonage des statues, les statistiques ethniques, la mort de George Floyd… Activiste, et membre actif du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, Youcef Brakni revient sur les récentes mobilisations contre le racisme et les violences policières. “Il était temps d’ouvrir les yeux et de regarder ce qui se passe chez nous aussi”, nous dit-il avant d’appeler à une mobilisation massive “autour de la question de la réforme de la police et du pouvoir des syndicats”. Et à ouvrir le débat sur les statistiques ethniques dont l’absence témoigne selon lui d’une “hypocrisie”.
Depuis l’inauguration d’un dessin en hommage à Adama Traoré et George Floyd à Stains (Seine-Saint-Denis), le 20 juin, le syndicat de police Alliance 93 a obtenu que le terme “policières” de l’expression “violences policières” soit effacé. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Youcef Brakni – Le syndicat Alliance est, une fois de plus, dans son rôle. C’est un comble pour des policiers de ne pas protéger la liberté d’expression, qui plus est celle venant d’artistes. Nous avons obtenu de ne pas recouvrir l’ensemble de la fresque, c’est une première victoire. Mais cette tentative de censure de la part d’un syndicat de police est révélatrice de la crise que nous traversons. Encore une fois, l’Etat se range du côté de la police.
Il faut arrêter le déni, l’actualité récente a prouvé combien les violences policières et le racisme sont réels. Le Défenseur des droits a dénoncé la “discrimination systémique” qui règne au sein de la police, on a entendu sur Mediapart et Arte des agents se défouler avec des insultes d’un racisme horrifiant. Et hier encore, les derniers mots de Cédric Chouviat, mort à la suite d’un contrôle de police, ont été révélés, et témoignent d’une violence inouïe.
Aux Etats-Unis, le 25 mai dernier, la mort de George Floyd, un homme noir de 46 ans tué par des policiers blancs, a catalysé la gronde contre les violences policières. Que dit déjà ce meurtre selon-vous ?
Ce meurtre est révélateur de la suprématie blanche en actes. Les images montrent un crime horrible, et l’indifférence d’un homme, un policier blanc. La mort de George Floyd est un symbole de la déshumanisation qui existe à l’égard des personnes noires, des corps noirs. Cette affaire a engendré un écho considérable à travers le monde et a créé un sentiment d’indignation légitime jusqu’en France. Cela a en quelque sorte mis en images ce qu’a pu subir Adama Traoré.
La différence ici est en effet qu’il existe des images de l’interpellation de Georges Floyd…
Les circonstances du décès d’Adama reposent, pour l’instant, uniquement sur la version des policiers, qui ont tout de même expliqué être montés à trois sur lui. Adama Traoré a pris le poids de leur trois corps cumulés : trois militaires équipés qui l’ont littéralement écrasé, comme le confirme une expertise indépendante.
En quoi la colère qui gronde aux Etats-Unis vous a-t-elle inspirés au Comité Adama ?
La mobilisation américaine a bien sûr eu un impact important pour nous. Aux Etats-Unis, le mouvement contre les violences policières a atteint une grande maturité, dans la lignée d’un mouvement ancien, ancré et puissant. En France, l’histoire des luttes contre les violences policières a longtemps été invisibilisée. C’est ce que l’on essaie de réparer avec le Comité Adama : en rendant hommage à nos aînés, nous nous inscrivons dans leurs pas. Bien sûr, nous nous inspirons de ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis, mais il ne faut pas oublier pour autant le contexte spécifique français. La construction du racisme n’est pas exactement la même. Soi-disant que la République ne fait pas de distinction entre les citoyens et qu’elle est égalitaire et unie. Mais la France a aussi été un grand empire colonial qui a instauré un Code noir, ou encore une police des Noir·es.
Comment expliquez-vous l’énorme succès des manifs et rassemblements des 2 et 13 juin ?
Le Comité Adama mène un long travail de mobilisation depuis quatre ans déjà. L’affaire Adama Traoré est très suivie par l’opinion publique. Ce qui a peut-être cette fois-ci accru notre force de rassemblement c’est, qu’en même temps que la mort de George Floyd, une nouvelle expertise a été publiée le 29 mai pour dédouaner les gendarmes. C’est comme si cela avait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les gens se sont enfin dit : en France aussi. En France aussi il y a du racisme, en France aussi, les Noirs et les Arabes meurent sous les coups des policiers. A tel point que le rassemblement du 2 juin devant le tribunal de grande instance de Paris s’est fait de manière presque spontanée. Les médias ont bien sûr également joué un rôle dans cette prise de conscience, notamment sur la différence de traitement entre les situations françaises et américaines. Pendant que les images des Etats-Unis étaient diffusées en boucle sur les chaînes télévisées, sur les réseaux sociaux, les noms d’Adama Traoré ou d’Abdoulaye Camara s’affichaient. Il était temps d’ouvrir les yeux et de regarder ce qui se passe chez nous aussi.
Le concept de “privilège blanc” suscite beaucoup de rejet chez les tenants de l’universalisme. Est-il vraiment important selon vous?
Au Comité Adama, on ne se bat pas à tout prix pour des mots. On dit les choses clairement, on parle d’“Arabes”, de “Noirs”, et de “races”. Les races existent et sont socialement construites. Il est urgent de dire qu’il y a des sociétés où des gens, en fonction de leur couleur de peau ou de leur religion supposée, sont favorisés sur le marché du travail, pour l’accès au logement, à la santé et face à la police. Aujourd’hui, rester en vie après une interpellation quand on est Blanc·hes, c’est un privilège. On ne meurt pas massivement entre les mains de la police quand on est Blanc·he. On ne finit pas écrasé ou étouffé.
Celles et ceux qui s’opposent à l’usage de ces mots, de ces concepts, opèrent en réalité une entreprise de détournement. En se focalisant là dessus, on ne parle pas des réalités concrètes qui se jouent derrière. Et l’extrême-droite en profite pour inverser les choses et se met dans une posture de victimisation. Les nationalistes se sentent acculés, méprisés, oppressés par une minorité qui n’a en réalité aucun pouvoir et ne peut pas les menacer, et est en fait écrasée par ce système – dans tous les sens du terme. Ce que l’on cherche à savoir c’est surtout combien de personnes meurent tous les ans suite à des interpellations, et quelles sont leurs origines, leur couleur de peau, leur race.
>> A lire aussi : “La suprématie blanche est au fondement des sociétés occidentales”, pour la sociologue Robin DiAngelo
Que pensez-vous du déboulonnage des statues ? Est-ce avant tout une question de justice ?
A vrai dire, je ne comprends pas qu’il faille attendre 2020 pour avoir ce débat. Je pense que cela doit être très difficile pour les Martiniquais et les Guadeloupéens de passer tous les jours devant des statues érigées en hommage à ceux qui ont instauré l’esclavage ou qui ont indemnisé les propriétaires d’esclaves. Je ne vois pas comment l’on peut refuser à ces populations de déboulonner ces statues. Elles sont pour moi le symbole du mépris de la puissance coloniale devant les descendants d’esclaves. A Paris, on trouve aussi une statue honorant le général Gallieni qui a massacré des esclaves.
Le débat ne peut pas porter sur un supposé “faut-il refaire l’histoire ?” Des statues en l’honneur du maréchal Pétain ont bien été retirées, quand bien même il mené de grandes batailles lors de la Première Guerre mondiale. Il n’y a rien de scandaleux dans le fait que des gens se sentent méprisés et demandent à ne pas honorer des tirants et des barbares. C’est une violence symbolique, mais une violence tout de même. D’autant plus qu’il y a tellement d’autres figures héroïques que l’on devrait célébrer à la place, comme Louise Michel ou bien Maurice et Josette Audin.
Dans une tribune parue dans Le Monde, Sibeth Ndiaye a proposé de rouvrir le débat sur les statistiques ethniques. Ce débat doit-il avoir lieu d’après vous ?
L’absence de statistiques ethniques est une hypocrisie française : on refuse de mesurer d’un point de vue ethnique et racial les discriminations. Sans affirmer pour autant qu’elles règleront toutes les inégalités, ces statistiques en sont en tout cas des clefs de compréhension. Aux Etats-Unis, elles ont révélé que les Noir·es étaient davantage touché·es par le coronavirus. En France, on reste dans une forme de déni, on parle simplement de surmortalité au sein de zones géographiques, comme dans le département de Seine-Saint-Denis par exemple. Mais qui vit dans le 93 ? Il faut regarder les choses en face et avoir des statistiques permettant de quantifier ces inégalités structurelles et massives. Le débat autour du privilège blanc n’aurait même plus lieu d’être tellement son existence sauterait aux yeux.
Après avoir déclenché la colère des policiers, Christophe Castaner a finalement fait marche arrière sur l’abandon de la clef d’étranglement comme méthode d’interpellation. Un groupe de travail va réfléchir à une technique de substitution. Pensez-vous que les digues sont en train de sauter ?
Cette séquence est surtout une humiliation pour le ministre de l’Intérieur, qui n’a visiblement plus beaucoup de pouvoir aujourd’hui face aux syndicats de police. Il n’est plus en capacité d’imposer quoique ce soit aux forces de l’ordre. C’est très inquiétant, puisque de quoi parle-t-on dans l’abandon de la clef d’étranglement ? Uniquement de sauver des vies. Prendre le temps d’y réfléchir encore, c’est prendre le risque de continuer à mettre d’autres vies en danger. L’urgence est bien là. Je pensais que la société avait pris conscience de cette urgence avec la crise des Gilets jaunes, mais ce n’est pas encore suffisant. Une vaste mobilisation nationale autour de la question de la réforme de la police et du pouvoir des syndicats est nécessaire.
Quelle réflexion menez-vous autour de la lutte climatique au sein du Comité Adama ?
Comme nous l’avons montré, le vivre-ensemble est au cœur de nos luttes. Nous devons nous battre tou·tes ensemble sans oublier nos spécificités. Nous avons en effet tissé des liens avec des mouvements comme Extinction Rebellion, et d’autres choses sont en préparation. Nos combats sont bien évidemment liés. Le jour de la fin du monde, nous ne serons de toute façon pas à égalité, il faut en avoir conscience.
Propos recueillis par Fanny Marlier
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