Suite d’un titre marquant de la Vita destinée cette fois à la PS4, “Gravity Rush 2” est le premier gros jeu vidéo de l’année. Avec son appel à l’appropriation inventive de l’espace urbain et à la désobéissance pop sur fond de lutte des classes, c’est aussi l’un des plus réjouissants de ces derniers mois.
Divine surprise : le premier jeu vidéo important de 2017 est un blockbuster pop de gauche fièrement dandy et tranquillement féministe. A vrai dire, on attendait de pied ferme Gravity Rush 2, suite de l’un des meilleurs jeux de la PS Vita devenu encore plus emballant dans sa version remasterisée pour PS4 sortie il y a un an, mais, toujours sous la houlette de Keiichiro Toyama, l’ampleur, la finesse et la générosité de cet épisode 2 dépassent tout ce qu’on osait espérer.
C’est, entre autres choses, un titre qui se positionne sans ambiguïté du côté du peuple opprimé et des danseurs légers et qui fait admirablement le lien entre révolution et jeu sur fond d’appropriation semi-improvisée d’un espace urbain à l’architecture audacieuse et frappante. Un jeu situationniste, quasi, comme si Guy Debord s’était déguisé en chat (en chatte) pour défier toutes les pesanteurs. Mais on s’emballe. Reprenons les choses au début.
Un jeu à monde ouvert
Comme son nom le laisse supposer, la gravité est au centre de Gravity Rush 2 dont l’héroïne, la sémillante Kat qui ne sort pas sans son chat couleur de ciel étoilé, peut en jouer (presque) à volonté. Elle se retrouve alors à « tomber » vers le haut, puis se propulse de manière plus ou moins assurée vers le lieu de sa prochaine « mission » – certaines font avancer un récit qui ne manque pas de rebondissements, d’autres sont facultatives : Gravity Rush 2 reprend largement la grammaire des jeux à monde ouvert comme Assassin’s Creed ou GTA.
Lorsque Kat quitte le sol, c’est un peu une chute et un peu un saut, un vol mi-choisi mi-subi, parfois aussi un assaut, et la beauté de l’expérience naît justement de l’indécision de ces évolutions hybrides, de ces mouvements mutants que, même avec beaucoup d’entraînement, on n’est pas du tout sûr de contrôler parfaitement un jour – on n’est surtout pas sûr de le vouloir. C’est quelque chose d’inhabituel et d’éternellement nouveau, de presque subversif dans le domaine du jeu vidéo où la maîtrise est traditionnellement un objectif. Gravity Rush 2, lui, préfère célébrer les charmes secrets du flottement.
Une prise de conscience politico-sociale des personnages
Après un prologue que l’on débute en ouvrier d’une exploitation minière (et qui affiche ainsi d’emblée l’ancrage working class de l’œuvre) et une première partie dédiée à une sorte de village rustique dans les nuages, c’est lorsque Kat et ses camarades (dont les plus notables sont des femmes) arrivent dans une ville elle aussi constituée d’îlots dans le ciel que Gravity Rush 2 décolle. C’est là, aussi, que se fait la prise de conscience politico-sociale des personnages en découvrant une société dont les strictes hiérarchies se matérialisent géographiquement, un peu comme dans Metropolis – celui de Fritz Lang ou son semi-remake animé de Rintarô.
En haut, les riches qui s’ennuient dans leurs villas luxueuses et nous confient quelques taches rébarbatives en avouant, au moins pour l’un d’entre eux, que ce qui leur plaît vraiment est de « mettre les autres à cran ». Au milieu, la cité « normale », c’est-à-dire, en grande partie, touristique et commerciale. Et en-dessous, là où la lumière est plus rare et l’air moins pur, la plèbe qui survit tant bien que mal et à qui, telle une Robine des bois manga, on décidera soudain, dans un passage déterminant, de livrer le carburant appartenant à une femme de la bonne société (laquelle a pour habitude de le brûler juste pour le plaisir).
Car, comme le souligne en substance l’impeccable critique de Gravity Rush 2 sur le site américain The Verge, jouer avec la gravité, c’est aussi pouvoir retourner le rapport (économique, politique) entre le haut et le bas. C’est, en somme, remettre les choses à l’endroit après avoir bien secoué tout ça. La révolution est en marche, baby.
Utopie participative
En parallèle, on livre des journaux, on part à la poursuite de quelques canards qui se sont égarés ou on cherche le meilleur cadeau possible pour Lisa, rapport au fait que c’est aujourd’hui la « journée de la gratitude » et qu’on veut vraiment faire passer un message à cette noble dame si réservée. On s’amuse et on bosse, on rend des services, on papote. Tout en rappelant d’une manière qui avait rarement paru aussi juste depuis les journées de labeur au port de Ryo Hazuki dans Shenmue, ce que les taches que nous confient souvent les jeux vidéo ont à voir avec le travail, voire avec la servitude, Gravity Rush 2 retrouve aussi un peu de l’esprit communautaire farceur d’Animal Crossing – des petits services, des petits bavardages, une vie rigolote. Une partie de son projet « politique » est là : dans une remise à plat des principales activités humaines débouchant sur leur réinterprétation festive et enjouée.
Le dernier axe de l’utopie participative qu’est Gravity Rush 2, où les cinématiques classiques ont cédé la place à de vibrants assemblages de cases de bande dessinée, c’est l’élégance, le style. Combien de jeux ont, ces dernières années, exalté avec autant d’évidence la beauté du geste et sa force révolutionnaire ? On pense à dmc, la relecture sous-estimée de Devil May Cry par le studio britannique Ninja Theory, ou à Bayonetta 1 et 2. Mais les mouvements de Gravity Rush 2 sont d’un type un peu différent, plus incertains (dans la forme) mais pas moins décidés, réinterprétant les règles du monde physique sous le signe du rêve, entre baignade dans les airs devenus comme de l’eau et amorce fébrile d’auto-rodéo. La contrainte – l’imprécision fondamentale de nos évolutions – est une offrande, une ouverture. Les rues, les immeubles, le ciel sont notre scène. Dans le chaos, la beauté vaincra.
Gravity Rush 2 (Sony), sur PS4, environ 60€