Du 13 au 16 juin dernier, se déroulait à Toulouse, le festival Rio Loco, dont l’édition 2019 était exclusivement consacrée aux femmes. L’occasion de faire un point avec les musiciennes présentes et venues du monde entier, sur la parité et les chemins qu’il reste encore à accomplir.
« The river moves slow but I can feel things changing » – En bordure de Garonne, où se reflètent les couleurs du ciel, flamboyantes ou pastels, sur la scène Pont Neuf de Rio Loco, la poétesse britannique Kate Tempest, scande cette phrase dans les lueurs du soir. « La rivière coule doucement, mais je peux sentir les choses changer » : la formule pourrait résumer l’édition 2019 du festival toulousain qui osait, cette année, une programmation 100 % féminine… L’on sentait, en effet, sur l’écrin de verdure, aux énergies magiques, de la Prairie des Filtres, s’élever, en rythmes et notes, de subtiles mais tangibles métamorphoses, des prémisses de combats à venir, des luttes pleines d’amour sur la place des femmes dans la musique.
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Car les deux mots-clés de cet événement, La Voix des Femmes, ont assurément été « love » et « power », deux vocables cités à l’envi par les artistes. Chaque musicienne s’est ainsi positionnée sur ce chemin vers davantage d’égalité, avec sa sensibilité, son histoire et ses origines. Ainsi, chez Kate Tempest, dont le nouveau disque sortait ce jour, cet engagement a emprunté la poésie et le rythme, comme autant de battements de cœur et d’armes ciselées : des mots mâchés avec gourmandise, qui s’emparent de son corps et affleurent en un sourire sur sa bouille d’enfant. Un verbe hypnotique, posé sur une musique lourde et groovy, pour se libérer de ses entraves et s’envoler. « Love is a self-made thing », lançait-elle aussi.
Une reine kényane
« Love is power, super power », chante, en écho, la rappeuse, chanteuse et percussionniste kényane, Muthoni Drummer Queen. Sur les planches, l’artiste, tempérament de feu et atours argentés, balance un show millimétré, entourée d’une troupe de choristes / danseuses aux tenues futuristes. Sur ses boucles électro gonflées d’énergie, l’artiste militante lève le poing, pour saluer la révolte des Suissesses.
Chez cette guerrière, le combat se révèle chevillé au corps, direct comme un uppercut. En loges, elle confiait : « Depuis dix ans, au Kenya, il y a davantage de femmes dans la musique. Mais une fille qui se lance dans ce domaine, c’est suspect, car elle fréquente des lieux, où elle n’est pas supposée se rendre : clubs, etc. Et puis, comme partout dans le monde, il manque des ‘badass woman’, batteuses ou guitaristes, qui ouvrent la voie et servent d’exemples. » Depuis quelques années, cette entrepreneuse, créatrice de festivals, dont le disque raconte l’histoire de femmes de son pays, a découvert le féminisme africain : « Je pensais, jusqu’alors, que c’était un combat de femmes blanches. Et puis je me suis plongée dans le Stiwanisme qui voit l’oppression des Africaines, comme une résultante du colonialisme ; et aussi dans le Maternisme qui inclut le combat des femmes, dans une lutte globale en faveur de la terre mère, de la nature nourricière, etc… »
Une super-héroïne et trois israéliennes fluo
Autre artiste qui dispose de super pouvoirs : sur la Scène Village, la Turque Gaye Su Akyol, en digne princesse de science fiction, arbore une combi noire en strass ultra-moulante, des cuissardes argentées, perchées sur des talons aiguilles, et une cape d’or. Avec brio, elle délivre son rock psychédélique, sauvage et à paillettes, tout droit surgi des seventies, dans le sillage du groupe Altin Gün. Son credo féministe infuse à travers son art et le personnage qu’elle s’est taillée. Ainsi explique-t-elle : « Je suis productrice de mon album. Mais chaque fois que des personnes souhaitent parler à un ‘responsable’, ils cherchent ‘l’homme’. Nous devons surmonter ces obstacles en développant nos superpouvoirs. Moi, par exemple, je suis ma propre super-héroïne. Et j’invite toutes les femmes du monde à se considérer comme telle. Mon être entier, ma façon de m’habiller sur scène, s’imposent comme un acte politique ! »
Leur style vestimentaire raconte aussi la tradition dont elles sont issues et leur émancipation : sous leurs robes traditionnelles, revisitées par des stylistes, les trois princesses du désert, les trois sœurs du groupe israélien A-Wa, aux chansons d’influence yéménite, portent des sneakers fluo de B-Girl. Sur scène, elles posent leurs polyphonies orientales hypnotiques sur des boucles électro-discos, et racontent en chanson l’épopée de leur grand-mère, Rachel, du Yémen à Tel Aviv, en 1949. « Elle ne savait ni lire ni écrire, disent-elles backstage. Heureusement, la situation des femmes s’est améliorée. Si l’on chante son aventure aujourd’hui, c’est parce qu’elle retrace celle de nombreuses femmes et de réfugiées. On s’est, en quelque sorte, glissées dans ses chaussures et son périple. On la ramène au présent, pour qu’elle éclaire notre époque… « Dans leur projet musical, les trois sœurs gèrent tout de A à Z : la production, la communication, leur image… Et dès qu’elles débarquent dans un festival, le trio effectue ce rituel : vérifier le line-up, pour compter le nombre de femmes.
Du rap de filles
Egalement venue du Moyen-Orient, la flûtiste jazz Naïssam Jalal emmêle ses mélopées virtuoses au flow solide du rappeur palestinien Osloob. Pour elle non plus, le chemin de musicienne n’a pas été un long fleuve tranquille. « Je suis une meuf, fille d’immigrée, grandie en banlieue : je cumule les handicaps ! », rigole-t-elle, avant d’ajouter : « La musique, c’est un métier compliqué et on encourage davantage les garçons à embrasser des carrières ‘hasardeuses’ ». Une autre artiste qui a emprunté la voie du hip-hop pour livrer ses combats ? La rappeuse argentine Sara Hebe. Dans la veine de Kenny Arkana ou Manu Chao, la jeune femme au flow énervé et aux cheveux interminables mixe ses combats féministes aux luttes altermondialistes. Pour elle, les deux participent d’une même libération. Elle raconte : « Lorsque j’ai commencé la musique en 2007, des femmes artistes musiciennes nous avaient pavé la voie. Je citerais ainsi le groupe de rap féminin militant des 90’s, Actitud María Marta, qui incarnait des engagements politiques forts sur les droits de l’homme, etc. Finalement, les années de luttes portent leurs fruits. Aujourd’hui, le rap ne saurait être le seul apanage de mecs musclés, de fiers-à-bras : les femmes, mais aussi les gays ou les trans s’emparent de ce moyen d’expression. »
Des traditions marocaines
Dans un autre registre, la chanteuse marocaine Oum, dont le disque Daba sort fin août, mixe habilement ses traditions gnaouas, sahraouie, avec des bulles de jazz, des couleurs électro : une soul du désert, contemporaine, sereine et ancrée, qui joue avec ses racines. Et justement, dans ses héritages sonores, les femmes possédaient leur place : « Dans les musiques traditionnelles, il existe plein de styles réservés aux femmes, comme des types de transe dans la région de Meknès. Et puis, dans le Sahara, vivent des peuples nomades, aux sociétés matriarcales. Quand les hommes partent avec les bêtes, les femmes, piliers de la tente gèrent l’économie, les enfants, etc. Ce sont des poétesses, des musiciennes qui garantissent la mémoire de nos peuples ». Et quand elles veulent devenir professionnelles ? « Ça se corse ! Les musiciennes médiatisées sont forcément des chanteuses, accompagnées par des hommes… Comme une cerise sur un gâteau. » Oum chante pour ses sœurs réduites au silence et pour celles qui ne soupçonnent pas leur puissance : « Selon moi, les femmes se révèlent plus forte que les mecs. Une femme, c’est un mec plus autre chose. Une femme, c’est la terre ! »
Reggae vibes au féminin
Parmi les femmes puissantes, connectée à la nature, s’élève la charismatique Jah9, l’un de nos coups de cœur du Rio Loco 2019 : un flow ciselé et précis, une aura, une élégance, et des prêches hypnotiques, des incantations posées sur un reggae roots profond. « Le reggae, c’est une musique de liberté, d’émancipation : une bande-son qui te donne le pouvoir et le courage d’exprimer qui tu es, de t’aimer, d’aimer les autres. Pour changer le monde, tu dois d’abord te changer toi-même », éclaire-t-elle. Et pourtant, le reggae n’a, dans son histoire, pas accordé une large place aux femmes, comme l’explique Jah9 : « Longtemps, elles ont été les compagnes du chanteur ou les choristes : dans l’ombre. Moi, je suis chanteuse, compositrice et productrice. Et je vois de plus en plus de musiciennes se battre pour se placer sous les projecteurs, comme Koffee, du haut de ses 19 ans. Et puis, auparavant, les femmes dans le reggae se devaient d’être ultra-sexy. Désormais, les hommes voient l’artiste avant de voir la femme. Et ils apprécient de côtoyer des ‘sis’, moins hypersexualisées, et qu’ils respectent. » Jah9 ne saurait lutter avec la colère. Ainsi cite-t-elle Confucius : « Soft conquers hard ». « On est conçues pour être douces. Nous devons embrasser nos frères Ce ne sont pas nos égaux… Mais ils ne sont ni meilleurs ni pire que nous. Nous devons les regarder comme nos enfants, plus que comme nos oppresseurs et les aider à soigner leurs blessures. »
Vers la joie et la paix
D’ailleurs, l’infinie douceur reste bien la force de la violoncelliste brésilienne Dom La Nena, qui a enchanté la Scène Village de ses sortilèges d’enfants aux allures d’innocence. Il y avait aussi l’Italienne Maria Mazzotta, qui lançait, sur la bande-son du groupe au jazz vagabond Pulcinella, ses tarentelles endiablées et ses sérénades poignantes ; et la DJ toulousaine Clozee, qui a recréé les sons du monde en une jungle luxuriante. Gros big up aussi aux femmes DJ – mention spéciale pour Cigarra et Crystallmess – qui ont enjaillé la scène Woman Sound System de leurs sons urbains, entre kuduro, baile funk et afro !
« There is so much peace to be found in people faces », chantait Kate Tempest. Et lors du dernier concert de ce week-end, assuré par la combattante féministe, la patronne africaine Angélique Kidjo, avec son disque de reprise de Célia Cruz, en un carnaval final, on pouvait percevoir, sur tous les visages, ce sentiment : de la paix et aussi de la joie.
Assurément, Rio Loco a contribué au débat sur l’égalité, par la musique. Une goutte d’eau. Un petit pas de plus, essentiel, vers l’égalité.
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