Entre applications révolutionnaires, avatars numériques et espaces virtuels, l’exploration par les séries de la rencontre amoureuse du futur se joue sous l’empire grandissant des nouvelles technologies.
Cet article comporte des spoilers sur des épisodes de Black Mirror et Weird City.
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Le devenir de nos émois sexuels et amoureux est devenu un questionnement récurrent pour les séries d’anticipation contemporaines. À la limite de la figure imposée (les épisodes concernés obtiennent généralement un franc succès public, poussant l’industrie à surinvestir ce champ thématique), leurs projections fictionnelles dessinent un rapport à la fois inquiet et excité à la technologie. Plus que la relation en elle-même, c’est sa naissance qui est décortiquée à travers de nouvelles modalités de rencontre et de séduction.
En imaginant comment la science et le progrès pourraient remodeler nos géographies intimes, ces récits tendent évidemment un miroir au présent en disséquant ses angoisses et fantasmes sous la crudité d’une lumière numérique. Au-delà des corps et des étreintes surgit un même paradoxe : si la technologie a tué le désir, comment pourrait-elle le revivifier ?
Le règne des applis
Hissant au rang de norme l’engouement contemporain pour les applications, les amours technologiquement stimulées constituent le principal horizon sentimental des séries d’anticipation. La française Osmosis fait ainsi de la rencontre de l’âme sœur la promesse de sa start-up révolutionnaire, quand les anthologies Black Mirror et Weird City transposent à grande échelle le fonctionnement de Tinder, Happn & Cie, la première sous la forme d’une simulation hyperréaliste (l’épisode Hang the DJ), la seconde comme un impératif social (The One).
Pour Frank, Amy et les autres candidats de Hang the DJ, la quête de l’être aimé s’effectue suivant un protocole pré-mâché : du premier regard aux vœux de mariage en passant par le menu du restaurant et l’annonce du consentement sexuel, chaque étape est prise en main par un assistant virtuel. Les Stu et Burt de The One voient leur rapprochement orchestré à la suite d’un questionnaire psychologique poussé, quand les cobayes d’Osmosis ingèrent des nanorobots capables de décoder leurs émotions.
La technologie du futur répond ainsi à un désir en crise (solitude grandissante, peur du choix) par une rationalisation de ses mécanismes : ramené à une somme d’impulsions électriques et de réactions chimiques, l’amour est quantifié, analysé, réduit à une expérience manipulable. Produit de consommation parmi d’autres, il constitue la dernière parcelle d’imaginaire à coloniser dans une société capitaliste. La séduction n’est plus un jeu mais un devoir, garant de la solidité d’un système soucieux de « caser » ses éléments. Les expériences décevantes ne servent qu’à affiner les paramètres de recherche en vue du « perfect match », promesse d’une relation optimisée, mais surtout qui ne fera pas de vague.
Désirs formatés
Bien entendu, les épisodes précités esquissent une critique des systèmes qu’elles présentent en mettant en lumière leurs dérives et en faisant éclore les sentiments des personnages hors des sentiers battus. Séparés de force par leurs chaperons informatiques, Frank et Amy décident de s’évader ensemble de la simulation quand Stu et Burt refusent de considérer leur alchimie comme un bug : dans les deux cas, l’amour est présenté une anomalie à embrasser.
Sous son masque consensuel, ce plaidoyer anti-technologie dissimule pourtant une vision du désir très calibrée. La transgression apparemment célébrée se révèle intégrée à une autre norme, celle qui érige le « grand amour » en but suprême de tout individu, systématiquement joué à deux dans une logique d’identités compatibles et figées. Jamais remis en question, ce schéma évacue toute possibilité d’épanouissement hors d’une relation ou à travers des échanges multiples et imparfaits, et ignore l’essence impermanente et ambiguë du désir.
Territoires virtuels
D’autres récits abordent les progrès technologiques comme supports possibles de nouvelles expériences sensibles, menées au-delà des corps et de l’espace physique. L’épisode Striking Vipers de la saison 5 de Black Mirror permet ainsi à Karl et Danny, deux amis de fac qui se considèrent comme hétérosexuels, de prendre conscience de leur attirance réciproque à travers les avatars d’un jeu vidéo en réalité augmentée, voire de se projeter dans un personnage de sexe opposé. Si leur seconde peau numérique les aide à dépasser certaines barrières physiques et sociales, la conclusion de l’épisode ramène malheureusement leurs ébats dans la norme : rationnés et planifiés en intelligence avec leurs compagnes respectives, ils ne constituent plus qu’un frisson au service de la pérennité de leurs relations.
Dans la même série, on préfère la romance de San Junipero (S3E3), dont l’espace virtuel constitue non plus une cachette un peu honteuse mais le territoire de tous les possibles, dont celui de relier, par-delà la vieillesse, le handicap et la mort, deux femmes éperdues d’amour. Si l’histoire est bouleversante, elle s’inscrit pourtant une fois encore sous les arches de pixels d’un monde numérique : les émois du futur ne supporteraient-ils plus les bourrasques du réel ? Un même repli sur le virtuel structure la relation d’Annie (Emma Stone) et Owen (Jonah Hill) dans Maniac, leur faisant éprouver mille visages et environnements de synthèse afin de se trouver.
Au final, ce n’est pas dans une série futuriste proprement dite mais dans Sense8 que la multiplicité vivifiante de nos désirs (métaphoriquement) connectés a été explorée avec le plus de fluidité. En troquant la notion d’identités compatibles contre celle d’échanges sans cesse réinventés, la création des sœurs Wachowski a fantasmé nos amours hors-norme avec un optimisme précieux, et nous bouleversera bien plus longtemps que les bulles d’anticipation trop lisses qui colonisent nos écrans.
Alexandre Büyükodabas
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