Pour sa 35e édition, le festival Jazz em Agosto s’est entièrement voué à John Zorn, éminent électron libre de la scène musicale new-yorkaise. Compte rendu.
Ville à la beauté escarpée, baignant dans une atmosphère languide, Lisbonne se prête particulièrement bien à la rêverie et à la flânerie. Cela se vérifie même en plein cœur de l’été, lorsque la fréquentation touristique atteint son pic, à condition d’éviter au maximum les lieux les plus visités… Hors du centre, dans la partie nord de la capitale portugaise, la Fondation Calouste Gulbenkian apparaît à cet égard comme une oasis idéale offrant aux visiteurs autant de verdure (un vaste parc, superbement aménagé) que de culture (expositions et concerts en particulier). Depuis 1984, la Fondation accueille chaque été le festival Jazz em Agosto, devenu l’un des rendez-vous majeurs du jazz en Europe.
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Energie débordante
Cette année, pour la 35e édition, le festival a pris une orientation spéciale en proposant un programme entièrement dédié à un seul musicien : en l’occurrence John Zorn, activiste primordial de l’avant-garde new-yorkaise et expérimentateur émérite, ayant tâté de nombreux styles musicaux au gré de ses trépidantes tribulations. Il va avoir 65 ans le 2 septembre prochain mais ça ne se voit (ou s’entend) pas du tout : débordante, son énergie créatrice semble inépuisable. En témoigne notamment sa pléthorique discographie, régulièrement enrichie. Dernier album en date : In A Convex Mirror, paru en juin chez Tzadik, son propre label.
https://youtu.be/q3VhLDuqX7s
Dans la (dense) constellation musicale de Jazz em Agosto, John Zorn constitue une étoile centrale, comme l’explique très bien Rui Neves, directeur artistique du festival, dans un entretien publié sur le site de Jazz Magazine. Conçu par Neves en dialogue étroit avec Zorn, le programme a rassemblé autour du principal intéressé une myriade de musiciens, proches collaborateurs ou dignes continuateurs – l’ensemble invitant le public à prendre la (dé)mesure d’un univers musical protéiforme en perpétuelle expansion.
Répartis sur dix soirs, les concerts ont eu lieu dans le majestueux amphithéâtre en plein air, bordé par la végétation, ou dans les auditoriums intérieurs. Suite à la défection en dernière minute (pour raisons de santé) du batteur Milford Graves, le concert d’ouverture initialement prévu – un trio de choc réunissant John Zorn, Milford Graves et Thurston Moore – a fait place à un concert en formation élargie, auquel ont pris part Zorn, Moore et cinq autres musiciens : Mary Halvorson (guitare électrique), Matt Hollenberg (guitare électrique), Drew Gress (contrebasse), Greg Cohen (contrebasse) et Tomas Fujiwara (batterie).
Géométrie variable
Changeant de configuration d’un morceau à l’autre, principalement en trio ou quatuor, les sept acolytes d’un soir se réunissent à la fin du concert pour jouer tous ensemble le dernier morceau. Si ce principe de géométrie variable était a priori plutôt stimulant, le résultat manque d’une vraie effervescence, apparaissant souvent un peu sage, hormis le fulgurant et tempétueux premier morceau, brûlot free-rock allumé par le trio John Zorn, Thurston Moore et Tomas Fujiwara.
Le deuxième soir, si la météo reste douce (la canicule s’abattra seulement quelques jours plus tard sur Lisbonne), la fièvre monte sensiblement du côté musical. Le mérite en revient tout d’abord au quatuor de Mary Halvorson. Après deux premiers morceaux sans grand relief, le quatuor, porté par le gracile jeu de guitare d’Halvorson, prend joliment son envol et enveloppe l’amphithéâtre d’un post-blues aérien aux subtiles et séduisantes ondulations.
Arrive ensuite sur scène un autre quatuor – et pas le moindre puisqu’il s’agit de Masada, l’un des groupes-phares de John Zorn et sans doute l’un des plus accessibles. S’inscrivant dans un projet plus large de réappropriation de la culture musicale juive, Masada se produit ici dans sa formation originelle, apparue en 1993 : John Zorn (saxophone alto), Joey Baron (batterie), Greg Cohen (contrebasse) et Dave Douglas (trompette). Sous l’impulsion en particulier d’un Joey Baron en grande forme, au jeu à la fois virevoltant et nuancé, le quatuor fait de belles étincelles et ravit le public lisboète avec un jazz à la fois lyrique et dynamique, dont la clarté mélodique accroit encore la force d’attraction.
Le troisième soir a pour pièce de choix The Hermetic Organ, un concert proposé par John Zorn (à l’orgue) et Ikue Mori (au laptop) dans le grand auditorium intérieur de la Fondation Gulbenkian. Hélas, en dépit d’un très beau dispositif scénique et d’une indéniable magnitude sonore, la musique jouée par le duo nous reste en effet tout du long hermétique… A l’évidence, arriver à suivre John Zorn dans chacune de ses expériences musicales constitue un vrai défi tant il explore tous azimuts.
Musiques hors normes
Réunis sur la même scène du grand auditorium intérieur, la chanteuse Barbara Hannigan et le pianiste Stephen Gosling ont présenté en première européenne Jumalattaret, un cycle de chansons dont la musique est composée par John Zorn et qui s’inspirent d’un classique de la littérature finlandaise. Flottant entre opéra contemporain et folklore lointain, ces chansons possèdent un charme étrange et insistant, auquel on peut ne pas succomber totalement mais auquel on ne peut pas rester indifférent.
Parmi les autres concerts vus, on retient encore celui de The Rite of Trio. Formé par André Bastos Sivla (guitare électrique), Filipe Louro (contrebasse) et Pedro Melo Alves (batterie), ce remarquable trio portugais – rejoint par une chanteuse sur le dernier morceau – concocte une musique aussi anguleuse qu’aventureuse, dans laquelle silence et latence jouent un rôle essentiel et confèrent un impact maximal aux déflagrations soniques.
Offrant une approche différente de l’univers de John Zorn, plusieurs films ont également été projetés pendant le festival, à commencer par John Zorn 2016-2018 de Mathieu Amalric. Destiné à être diffusé uniquement dans le cadre de concerts ou de festivals, le film était présenté en première mondiale à Jazz em Agosto. Il se compose d’images et de sons captés par Mathieu Amalric au fil de l’incessant cheminement musical de John Zorn, les deux hommes cultivant une vive amitié depuis plusieurs années – amitié qui est à l’origine du film et le traverse, palpable, en filigrane.
Avec une caméra toujours attentive mais jamais intrusive, Amalric observe Zorn en train de faire ou d’écouter de la musique, une joie enfantine illuminant souvent son visage. On voit par exemple Zorn sur la scène ou dans les coulisses de la Philharmonie de Paris, dans les salles du Louvre (le temps d’un concert-promenade), en répétitions ou encore sur la route. Sans voix-off ni commentaires (seuls sont incrustés par moments des propos du musicien, éclairant sa démarche artistique), le film adopte une forme très légère et très libre, en parfaite adéquation avec son sujet.
Jazz em Agosto a eu lieu du 27 juillet au 5 août à Lisbonne.
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