A l’heure où l’inflation du nombre de détenus explose et où le taux de suicide à Fleury-Mérogis grimpe, le modèle pénitencier français semble plus que jamais en crise. Evasions spectaculaires, surpopulation carcérale, sens de la peine et vision de la prison… Martine Kaluszynski, directrice de recherche au CNRS, membre de l’Observatoire de la récidive et de désistance décrypte l’état du système carcéral actuel.
Quelques semaines avant l’évasion de Redouane Faïd, plusieurs gardiens avaient mis la direction en garde contre le risque d’une évasion à très court terme. La réponse de son transfert « a tardé », a expliqué la ministre de la justice. L’organisation de l’administration pénitentiaire a-t-elle failli ?
Martine Kaluszynski – On ne peut pas poser la question de cette manière et renvoyer à l’administration pénitentiaire seule, la responsabilité de cette situation sans doute plus complexe qu’il n’y parait. Mais si plusieurs gardiens avaient mis en garde la direction contre le risque d’une évasion à très court terme, suite à des drones qui ont survolé la prison, et s’il y a eu un retard dans la réponse pour un possible transfert, cela interroge sur les relations et la communication entre les gardiens et la direction. Pourquoi celle-ci a « laissé de côté » les informations mises à disposition, « minimisé » ou minoré ce risque ? Il y a dû avoir des manquements, des limites, des défaillances qui ont permis l’évasion. C’est tout un système qui pourrait être critiqué, qui est déstabilisé et de ce fait, l’administration pénitentiaire l’est aussi.
L’administration pénitentiaire est une administration ancienne, très organisée, très professionnelle, mais qui comme toutes les administrations aujourd’hui, subit de plein fouet, les politiques radicales de transformation du service public, et face à une population carcérale en hausse, manque cruellement de moyens matériels et humains dans des locaux souvent anciens et vétustes comme l’avait dévoilé le rapport du Sénat consacré aux conditions de détention en France (Sénat, n˚449 du 28 juin 2000, 1999-2000) qui évoque « des prisons républicaines aux oubliettes de la société » – ou bien une « honte pour la République ».
En 2013 déjà Redouane Faïd arrivait à faire entrer une arme et des explosifs dans la maison d’arrêt de Lille-Sequedin. Les prisons françaises sont-elles de vraies « passoires » ?
Parler de passoires pour les prisons, est du même ordre que de parler de prisons 4 étoiles. L’excès n’est jamais loin et renvoie à une représentation faussée et un peu hypertrophiée de la prison. N’importe quelle personne qui rentre en prison sait qu’il y a plusieurs étapes de sécurité, qu’il faut laisser ses portables et ses papiers d’identité. Néanmoins, il faut reconnaitre de plus en plus l’introduction d’objets illicites (téléphones portables, drogue, drones) dans les établissements pénitentiaires et qui révéleraient une inadéquation avec les dispositifs de sécurité inadaptés selon le personnel pénitentiaire qui a fortement contesté la fin des fouilles systématiques des détenus au retour de parloir (par l’article 57 du code de procédure pénale), et qui réclame par ailleurs un renforcement des moyens matériels et humains (renforcement des filets, assurance d’ une sécurité périmétrique).
Pour les téléphones portables, chaque directeur de prison met en œuvre une politique précise en fonction des territoires carcéraux ou des détenus et du coup, même si les règles sont en place, il peut y avoir une forme d’adaptabilité, d’interdiction assouplie ou de liberté cadrée. Adeline Hazan, contrôleur général des prisons, plaide pour l’autorisation des téléphones portables bridés en prison, mais sur cette idée, la chancellerie a rétropédalé.
Le taux d’occupation des établissements pénitentiaires tourne aujourd’hui autour de 117 %. Cette surpopulation dérègle l’ensemble du fonctionnement carcéral et rend, de ce fait, moins efficace encore la réinsertion tout en aggravant les conditions de travail et l’insatisfaction des personnels. Il y a un vrai enjeu autour du métier de surveillant, sur son rôle et l’évolution du métier qui, aujourd’hui, intègre des missions extrêmement diverses.
La semaine dernière, deux hommes ont récemment percé le plafond de leur cellule, à Colmar, avant de s’évader. La vétusté de la prison a été pointée du doigt. L’état général des prisons françaises représente-t-elle une faille en terme de sécurité ?
Le problème est celui de la prison qui cumule deux aspects, c’est une peine, et un bâtiment ! Près de 187 établissements pénitentiaires se caractérisent par une très grande diversité de par leur taille, architecture, leur ancienneté, etc. Beaucoup sont insalubres, vieillots, vétustes et ont été construits en rapport avec une vision particulière de ce que devait être la peine, comme Michel Foucault l’explique dans Surveiller et Punir (1975) et dans la perspective du panoptique de Jeremy Bentham imaginé à la fin du XVIIIe siècle, où la « visibilité est organisée entièrement autour d’un regard dominateur et surveillant » et devenue, pendant longtemps, le modèle architectural disciplinaire moderne.
Ces bâtiments aujourd’hui, à la vue de l’évolution des techniques, des pratiques, des technologies, ne sont plus en capacité de pouvoir réagir à l’ensemble des inventions ou de l’inventivité mise en place pour des évasions.
Initiés en 1987, des programmes de construction de nouvelles prisons ont engendré la création d’établissements ultra-modernisées, aseptisées, très hygiénistes qui valident l’isolement et déshumanisent par leur gigantisme. Mais la construction de nouvelles places de prison n’est en rien la solution aux problèmes actuels de la prison Pour désengorger les prisons, il faut lutter contre la récidive.
Selon une enquête de la Fondation Jean-Jaurès d’avril dernier qui cite un sondage Ifop, une majorité de Français seraient favorables à un durcissement des conditions de détention dans les prisons. Pour la moitié des personnes interrogées, les détenus seraient « trop bien traités » alors qu’ils n’étaient que 18 % à partager cet avis en 2000. Ces évasions spectaculaires peuvent-elles renforcer ce préjugé dans l’opinion ?
Les gens ne connaissent pas la prison, ils en ont une vision très fantasmée. Par ailleurs, nous sommes dans un contexte de crise, beaucoup de citoyens éprouvent un fort sentiment de grande vulnérabilité et précarité sociale qui favorise une logique du bouc émissaire et peut expliquer la sévérité envers les détenus, leurs conditions de vie et l’incompréhension sur l’objectif de réinsertion à la sortie. Ce que les personnes interrogées expriment, dans cette dureté, c’est quelque chose qui renvoie plus à leurs propres conditions de vie, qu’à celles de la prison ou du prisonnier.
En réalité, il me semble qu’il y a un éventail de réactions face à ces évasions (et lié à l’acte en lui-même). Pour certains, le discours se focalisera sur la sécurité ou les dysfonctionnements, mais pour une autre partie, persistera l’aspect romanesque ou « rocambolesque » de ce que suscite l’évasion (de la ruse, de l’audace, de l’inventivité, de la transgression..)
Dès lors, la réalité judiciaire du parcours de Redouane Faïd sera vite occultée au profit de représentations autour de l’évasion, véhiculés par la littérature ou les films (Le Comte de Monte Cristo, Le trou de Jacques Becker, La grande Evasion, Papillon, Midnight Express, ou la série Prison Break...)
Faut-il sécuriser davantage les prisons françaises aujourd’hui ?
La question n’est pas de sécuriser les prisons, mais plutôt de se pencher sur le sens de la peine. En France, on a un tout un arsenal législatif extrêmement sophistiqué autour des peines. La prison reste le mal nécessaire mais on ne s’interroge plus sur son sens, et elle n’atteint pas du tout son objectif de réinsertion.
L’incarcération devrait devenir un « temps utile » et la finalité de la sanction se traduirait surtout par une peine visant à la réinsertion de la personne. Cette vision remet ainsi en cause l’efficacité de la prison et ouvre la voie à la délivrance de peines alternatives, proposant de repenser en profondeur le système pénal. Des TIG (Travaux d’intérêt général) au suivi socio-judiciaire, des aménagements de peine au placement sous surveillance électronique, des permissions de sortir au placement à l’extérieur ou la libération conditionnelle, il existe de nombreuses mesures pour éviter l’incarcération, et ce à tous les stades de la procédure pénale.
La récidive est un problème complexe qui mine et ronge les pouvoirs politiques depuis le XIXe siècle. Il existe un ensemble de problèmes qui sont autant d’obstacles à la « réinsertion » à l’intérieur de la prison (travail en prison, conditions de vie, promiscuité, etc.) comme à l’extérieur (casier judiciaire, difficultés d’emploi..).
A contrario, peut-on imaginer que la France ait un jour des prisons ouvertes, comme au Danemark qui a un taux de récidive de 25 % contre 59 % en France ?
Plusieurs pays se livrent à des expérimentations dans leur lutte contre la délinquance et il existe effectivement ces expériences de prisons ouvertes, comme au Danemark. En France, la prison de Casabianda, en Corse, spécialisée dans l’accueil des délinquants sexuels, occupe près de 1 500 hectares qui ont permis l’installation d’une activité agricole et d’élevage à laquelle participent les détenus. La prison a une capacité d’accueil de 190 places, occupées traditionnellement à environ 90 % de sa capacité, des détenus triés sur le volet. Depuis sa création en 1948 la prison a connu peu de cas de suicide et d’évasion et le taux de récidive y est très faible. Les prisons ouvertes sont en tout cas très intéressantes pour ce qu’elles apportent notamment pour la réinsertion, néanmoins elles ne doivent pas se substituer à d’autres mesures (libération conditionnelle, semi liberté…).
Mais si les politiques ont loué les qualités potentielles de ces prisons ouvertes, peu d’entre eux ont concrètement validé le projet, ce qui laisse perplexe sur son éventuelle mise en place en France, en termes de territoires, de moyens, et ceci dans un contexte de nouvelle gestion publique, plus tournée vers une rationalisation drastique du service public que vers son extension ou sa capacité à se réinventer. Il faudrait désenclaver et repenser la prison, et, au-delà, le sens de la peine. Cette perspective est peu remise en question et surtout de plus en plus en inadéquation avec l’évolution de la société, de ses désordres normatifs et des auteurs qui les portent.
Propos recueillis par Fanny Marlier