Echappé de Bon Gamin, le rappeur montreuillois Ichon sort une première mixtape forte. Le passage du crew aux Inrocks Festival cette semaine promet d’être mémorable.
Il est né en 1990. Il a écouté Booba, puis Portishead, Beck, Cocorosie, Phoenix. Il rit devant notre air étonné, un rire d’une douceur de velours, pourpre d’insolence et d’étrangeté. “Il n’y a que les cons qui ne s’ouvrent pas”, embraye-t-il dans un sourire immense, éclatant. Ichon s’est donc ouvert vers l’âge de 16 ans, parlant aux rappeurs, aux skateurs, aux fans de reggae, selon qui avait le joint en main. Et ça s’entend.
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Les mélodies, les images se sont faufilées en lui, s’y sont accouplées. Dix ans plus tard, il sort Il suffit de le faire, première mixtape aussi dépressive qu’arrogante, trempée dans le trop-plein de tout. De fêtes, de drogues, d’alcool, de références, d’ironie, de Terre qui tourne, d’espace, d’azur et de firmament. Sa voix grave s’étire, se traîne, hurle de rage et se désespère. Ou bien se coule dans un r’n’b pastel de lover.
Ichon est un jeune type soucieux. Anxieux même, face à ce monde qui lui échappe et qu’il peine à apprivoiser. Sur ses morceaux, il ne parle ni politique ni écologie, mais n’en reste pas moins porteur d’un rap conscient : celui de sa génération, celle qui a eu 10 ans en l’an 2000 et pourrait se faire tatouer “s’en balec” sur le majeur en sirotant un peu de lean – mélange de Sprite et de codéine.
Ichon turbine dans sa tête, dégoûté par la société capitaliste
“Ma philosophie, c’est qu’on est déjà mort et qu’il suffit donc de faire ce qu’on a envie de faire, explique-t-il. On est dans une boucle. Tous les jours, tu fais la même chose : tu taffes, tu as du cash, tu payes, tu dois recommencer le lendemain. Il fait jour, nuit. Ta mère, ton père meurent… Si tu veux décrire l’enfer, comment tu veux mieux faire ?!”
Il dit tout ça en souriant, le regard voilé par des lunettes vintage et l’atmosphère sombre du Downstairs, nouveau club hype situé rue des Petites-Ecuries à Paris, dans lequel il a choisi de nous rencontrer en pleine journée, loin du soleil clair et froid, loin de Montreuil, de son quartier natal.
Ichon turbine dans sa tête, dégoûté par la société capitaliste, “la vie à l’américaine” qu’il clashe sur Tennessee, le morceau d’ouverture, d’une désillusion à vous retourner l’estomac. “C’est la bérézina dans leur politique/Ils ont vue sur nos trous de balle. (…) Je ne sais plus depuis quelle heure j’suis bourré/J’ai noyé ma peine.” Ou encore : “Faire face à sa vie, c’est étrange/Souvent, mes pensées m’inondent/Soudain, mes paroles m’étranglent.”
Tous les morceaux sont de la même teneur, de la même torpeur, noyés dans une mélancolie jeune et triste. “J’ai pas envie de penser à demain”, répète-t-il sur Demain : “J’ai des putain de trucs dans la tête/Quand j’en peux plus j’roule un pet’/Si j’en veux plus, j’appelle coco/Et c’est parti pour la fête.” “Le monde est rempli de vermines”, lâche-t-il sur Interlude, incroyable décharge punk dont l’écoute donne envie de taper dans un sac jusqu’à s’exploser les phalanges.
On en aurait presque la nausée d’alcool et du monde, le dégoût de vivre sans foi ni but. C’est la fête triste dont parlent un paquet de rappeurs à l’heure actuelle, d’Orelsan, et son album baptisé La fête est finie, au mal-être qui infuse Sarah, premier album de Hyacinthe. Même chose outre-Atlantique, où le rap pleure des larmes d’emo-gothiques à l’odeur de whisky.
“On se vend tous dans la vie”
Mais Ichon est un paradoxe, une énigme d’insolence et de nerfs à vif. Ses paroles sont aussi sombres que sa volonté mordante, son sourire canaille. Il a arrêté de fumer pour mieux travailler, s’est décroisé les bras, a remonté ses manches. Le titre de sa mixtape, Il suffit de le faire, condense son état d’esprit : si tu veux quelque chose, eh bien fais-le. Le rappeur file la métaphore macroniste en posant façon pdg, costard et fauteuil en cuir, sur sa pochette, comme s’il s’apprêtait à nous refourguer son guide du jeune entrepreneur modèle.
D’ailleurs, en l’espace d’une heure, Ichon n’a cessé d’employer le verbe “vendre”. On l’arrête, on l’interroge. “J’adore le business et je ne sais faire que de la musique. On se vend tous dans la vie. Même toi j’imagine, sur Instagram, tu te promeus comme moi !” Une goutte de déception nous étreint face à cette entreprise du soi, seule garante du succès aux yeux d’une génération avide d’exister.
Pourtant, il faut pousser plus loin, voir l’ironie contenue dans la pochette, doigt d’honneur adressé à ceux qui l’ont viré de tous les établissements scolaires où il mettait les pieds, ceux qui ne voyaient en lui qu’un rappeur noir de Montreuil. Ceux qui en 2016 l’ont accusé de faire le jeu du racisme en posant nu avec son frère pour la marque de fringues Jour/Né, tous deux encadrant une jeune fille blanche et habillée.
“C’était une façon pour elle (l’une des cocréatrices – ndlr) de prôner le féminisme. C’est ma voisine. On fête Noël ensemble, on a eu la même éducation même si elle est blanche ! Quand je me réveille le matin, je ne me sens pas noir”, martèle-t-il. Pourtant, Ichon dit qu’il a fait du rap car “en 2000, un Noir de Montreuil ne faisait pas de rock. C’est comme ça, tu t’allies à ce qui te ressemble.”
Un éternel va-et-vient entre douceur et brutalité
Ichon s’en fout un peu, mais pas totalement. En 2016, il dénonçait les violences policières à l’encontre des Noirs dans le clip sanglant de FDP. “Je voulais dès le départ que ma grand-mère puisse écouter ma musique. Mon premier clip, Blue, était super lent. Mais elle m’a juste dit ‘Pourquoi tu fais du rap ? C’est violent !’ Alors j’ai fait #FDP !” raconte-t-il en riant. Ichon fait le va-et-vient entre douceur et brutalité, jeu et sincérité, toujours très bien sapé, bien coiffé.
Celui qui a vu ses parents, Alexandre et Vicky Bella Ola, trimer pour ouvrir leurs deux restaurants de cuisine africaine – désormais réputés – à Montreuil et Paris, était au départ fasciné par la figure du manager. Avant de comprendre qu’il préférerait être celui qui dit plutôt que celui qui écoute – l’acteur et non le spectateur.
“1990, j’ai jamais fini un livre, mais j’peux te l’écrire”, lâche-t-il sur la fameuse Interlude. Si Ichon irradie le crew Bon Gamin, formé avec ses potes – le rappeur Loveni et le beatmaker Myth Syzer –, il reste attaché à son indépendance. Celle qui le pousse à apprendre le piano pour composer les mélodies de son premier album à venir. Celle qui lui fait nous répéter : “Je connais mes limites, je sais qui je veux être.” Ou encore : “Je n’ai pas peur de la mort.” Avec un sourire en coin tout de même, l’air de dire : “Haha, tu te demandes si je suis sérieux, hein ?”
Mixtape Il suffit de le faire (Bon Gamin/Animal 63), sortie le 24 novembre
Concert Bon Gamin, le 24 novembre à Paris (Gaîté Lyrique), dans le cadre des Inrocks Festival, avec Josman, Nadia Rose, Ho99o9
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