La vidéo du décès de George Floyd, asphyxié par un policier à Minneapolis, a choqué et déclenché un soulèvement mondial contre le racisme. Mais ces images d’une rare violence soulèvent plusieurs questionnements : doivent-elles être montrées ? Doivent-elles être floutées ? André Gunthert, spécialiste de l’histoire de la photographie, a répondu aux questions des Inrockuptibles.
Vous avez sûrement déjà vu passer, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, des images d’homicides devenues virales. Cette pratique porte un nom : le murderporn. Autrement dit, le fait de diffuser ce type de clichés ou de vidéos auprès du grand public. Si les visionner suscite généralement une forte émotion, cela permet aussi, par moments, de relancer le débat public. Pour André Gunthert, spécialiste de l’histoire de la photographie, il est important de regarder ces images. Mais attention, « montrer ne suffit pas » prévient-il en reprenant les propos du philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman. Pour lui, « il faut ensuite expliquer ces images, les analyser, et aller plus loin que simplement se contenter de leur surface ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Les images choquantes du meurtre de Georges Floyd, un homme noir de 46 ans, par des policiers blancs ont fait le tour du monde et ont déclenché des mobilisations importantes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
André Gunthert – Il faut comprendre ces images comme une réaction par rapport à des choses qui sont cachées. Dans la vidéo de George Floyd par exemple, il y a un élément très important qui explique son succès son effet considérable : c’est sa durée. Cet enregistrement montre le sentiment d’impunité des policiers, par le calme et l’indifférence qu’ils manifestent aux réactions de la victime ou des témoins qui essayent d’empêcher cette action. On voit bien que rien n’y fait. Ils savent qu’ils sont filmés et, manifestement, ils ne pensent même pas que cela va avoir un effet quelconque sur leur carrière. Ce sentiment d’impunité est une démonstration permanente des violences policières ou des violences racistes.
On pourrait faire une comparaison avec le film Les Misérables (de Ladj Ly, 2019), dont toute la dernière partie tourne autour du fait que la brigade a été filmée et donc qu’elle essaie de récupérer le film pour qu’il ne soit pas diffusé. Les policiers sont conscients du risque que leur fait courir la dénonciation de leurs actions. Dans le cas de George Floyd, c’est exactement l’inverse.
L’affaire Adama Traoré, montre aussi cela. Ce n’est pas simplement quelqu’un qui est mort à cause d’un plaquage ventral, ce qui est tout à fait insupportable. C’est le fait qu’à chaque fois, l’institution démocratique par excellence, la justice, ne fait pas son travail et laisse des responsables impunis. Donc, si on analyse ces « images choc », leur problème est précisément d’accéder à l’espace public, c’est-à-dire, de créer une sorte d’appel d’air parce que les institutions ont été défaillantes.
>> A lire aussi : Assa Traoré : “Les policiers ont légitimé une violence qui n’est pas légitime
Dans ce cas-là, peut-on considérer que ces images diffusées sur les réseaux sociaux pallient, dans l’inconscient collectif, à un défaut de démocratie ?
Absolument. Le document vidéo est une preuve. Cette mobilisation est exactement l’expression de la responsabilité du spectateur. Ce n’est pas du tout un spectacle que l’on regarde passivement comme un film à la télévision comme le disait Guy Debord. Les gens sont touchés, émus, mobilisés, et descendent dans la rue, y compris dans des conditions qui sont actuellement celles du coronavirus. Ils ne font pas que consommer de la pornographie nécrophile, ils manifestent leur sens de la responsabilité face à un problème fondamental de la démocratie.
Qu’est-ce qu’il se passe quand la justice ne s’applique pas ? Et quand elle ne s’applique pas à des policiers ? On est exactement dans ce que certains décrivent comme la post-démocratie. Le fait que l’Etat, qui est celui qui produit le droit, ne respecte pas ses propres lois est un signe très inquiétant d’une dégradation des démocraties. Et aujourd’hui, je pense que l’on peut dire que ces images sont véritablement un outil de résistance à la dégradation de la démocratie. Quelque chose de très grave se passe, et c’est pour cette raison que tant de monde descend dans la rue.
Je pense d’ailleurs qu’il y a un phénomène qui est très mal interprété. Quand Christophe Castaner dit : « Je crois en la justice des tribunaux, pas en celle de Twitter », d’accord, mais si la justice des tribunaux s’était exercée correctement, nous n’aurions pas besoin de la justice de Twitter. S’il y a une manifestation des réseaux sociaux, c’est justement parce que la justice et les médias n’ont pas fait leur travail. Sinon, nous n’aurions pas besoin de Twitter pour faire appel à l’opinion publique. Et ce phénomène est bien la preuve que les institutions sont défaillantes. Du coup, les gens passent désormais par l’auto représentation. Le document vidéo revient à se représenter soi-même puisque l’on ne l’est plus par les institutions. Voilà pourquoi on passe par ce canal, parce que tous les autres sont fermés.
>> A lire aussi : Entre glorification et information : que faire des images du terrorisme ?
La violence d’une image ou d’une vidéo est-elle une condition si ne qua none pour relancer le débat public ?
Apparement. L’horreur c’est le scandale, et en réalité ces images font scandale. Bien sûr qu’elles sont affreuses et difficiles à regarder mais il faut les visionner car elles en appellent à notre responsabilité. C’est ce que l’on voit aujourd’hui dans le monde entier. Par contre, comme l’expliquait le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, « montrer ne suffit pas ». Il faut ensuite expliquer ces images, les analyser, et aller plus loin que simplement se contenter de leur surface. Ce travail a été fait par des historien·nes mais aussi par des médias comme le New York Times ou Le Monde.
Si l’on regarde bien, les vidéos qui deviennent virales ne sont pas celles qui sont horribles en soi. Pour la plupart des gens, ces scènes-là sont immondes et ils n’ont pas envie d’y être confrontés. Si les images qui sont devenues des points de repère importants de la mobilisation publique depuis l‘affaire Rodney King en 1991 (un homme noir violemment battu par des policiers blancs), sont des images qui font scandale, c’est avant tout parce qu’elles révèlent un scandale. En particulier l’impunité des policiers.
Pensez-vous que, sur ces images, les visages devraient être floutés ?
Pour les usagers lambda d’internet, cela est impossible parce qu’il faut avoir des logiciels spécifiques qui demandent une certaine technique. Leurs images sont des rushs, elles ne sont pas montées et c’est justement ce qui fonctionne comme une garantie d’authenticité du document vidéo. Comme ce sont des images qui vont ensuite circuler sur internet et devenir virales pour certaines, la condition est que le spectateur soit persuadé qu’il voit un document authentique, sinon il ne va pas la rediffuser. Pour ce qui est des médias en revanche, ne pas flouter est une négligence. Il est évident que les professionnel·les doivent flouter, nous n’avons pas à exposer l’identité des gens sans les protéger.
>> A lire aussi : Le silence et la fureur de la communauté asiatique en France
Que pensez-vous des réactions, notamment aux Etats-Unis, de la part des personnes qui réclament la fin du murder porn évoquant le respect de la dignité humaine ?
Ce sont des débats importants qui doivent avoir lieu car nous faisons face à une espèce de contradiction. L’édition d’une image conduit justement à passer par un filtre juridique qui va donc dénaturer le document authentique mais cela relève de la responsabilité d’une rédaction. Et en même temps, c’est quelque chose qui fait obstacle à la manifestation de la vérité.
Quand vous floutez le visage de George Floyd sur la vidéo de Minneapolis, vous perdez de l’information parce qu’évidemment l’expression du visage de son visage, lorsqu’il est sous le genou du policier, est intolérable mais est une information terrible, qui justement, en appelle à notre responsabilité. Par ailleurs, ces images circulent sur internet sans altération, précisément parce que c’est la qualité du document qui le rend nécessaire. Donc nous voyons bien qu’on est face à une contradiction de notre société. Finalement, dans ces cas-là, la « vraie » information circule sur internet et n’est pas montrée par les médias.
Dans tous les cas, il faut avoir en tête que ces images relèvent d’un problème qui concerne l’état de la démocratie. Donc c’est bien autre chose que simplement une mise à mort d’un homme noir, ce qui, encore une fois, est déjà terrible. C’est quand même la confrontation à ces images qui produit ensuite les mobilisations et les protestations et cela est capital. N’oublions pas que si ces images ne produisaient pas ces effets, les événements qu’elles relatent seraient invisibles.
Propos recueillis par Irène Ahmadi
>> A lire aussi : Comment les classes dirigeantes utilisent l’émotion pour noyer la colère des citoyens
{"type":"Banniere-Basse"}