L’insaisissable Adel Abdessemed, plasticien star, honni par les uns, adulé par les autres, fait une entrée fracassante au Centre Pompidou.
C’est un homme irréconciliable. Irréconcilié, oserait-on même : Adel Abdessemed, artiste star de l’écurie Pinault, né en Algérie dans une famille modeste au début des années 70, est un alliage de métaux rares aux propriétés contraires. En guerre contre le monde qui l’entoure, aussi, lui qui semble doté d’un miroir grossissant avec lequel il zoome sans complaisance sur les atrocités et les aspérités du réel.
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Si l’on met l’accent sur cette discorde constitutive, c’est surtout que, lors de notre rencontre dans son atelier parisien, quelques jours avant son vernissage au Centre Pompidou, il nous a laissé la sensation aigre-douce d’un personnage plein de contradictions. Qui revendique un art non monumental pouvant atteindre des échelles très importantes (cf. les trois avions tressés de Telle mère tel fils présentés dans le forum du Centre Pompidou), mais qui « n’écrase pas son public ». Tout en déclarant, sans complexe, en préambule de l’entretien à paraître ces jours-ci chez Actes Sud* : « Je n’ai pas choisi l’art, c’est l’art qui m’a choisi. Un religieux dirait qu’il a été élu. »
Dans ce même livre, il dit également : « Je suis né à Constantine, d’une mère musulmane, dans une maison juive, et avec des soeurs chrétiennes comme sages-femmes. Ce jour-là, je pense avoir rassemblé les dieux du monothéisme. » Ce qui ne l’empêche pas, lorsqu’on l’interroge sur son rapport au sacré, de planter littéralement un couteau dans le sol de son bureau ! Une autre anecdote familiale lui sert aujourd’hui de parabole, pour faire comprendre sa démarche antithétique :
« En Algérie, à partir du 15 du mois, quand la paie de mon père se faisait attendre, ma mère nous préparait une tranche de pain avec une tomate et un peu d’huile d’olive. En début de mois, elle nous faisait un festin, des pâtisseries à n’en plus finir. Les deux me convenaient. Je travaille aujourd’hui comme ça, à la croisée de ces extrémités. » Puis il ajoute : » Je peux écraser un citron (voir sa modeste vidéo Pressoir fais-le) ou acheter un jet et le rouler comme une pâtisserie. Tout est dans tout. »
« Il faut inventer son économie »
Adel Abdessemed, 41 ans, est un artiste complexe, détesté par une partie de la critique qui crie à l’arnaque et dénonce un art « coup de poing », adulé par d’autres qui vantent sa grande érudition. Le marché de l’art l’encense (il est soutenu par la très hype Zwirner Gallery à New York et par l’homme d’affaires François Pinault qui en fait sa tête d’affiche et le collectionne massivement depuis plus de dix ans), quand lui continue à défendre son intégrité :
« Il faut inventer son économie. Joseph Beuys vendait de l’huile d’olive pour vivre, moi je vends mes étoiles en résine de cannabis. Ça n’empêche pas l’artiste de garder son cri », commente-t-il, jamais avare de formules ampoulées.
Au Centre Pompidou, où il investit tout l’automne la galerie sud, il montre un aperçu important de son œuvre dans une exposition scindée en deux. La première partie, confinée, « comme si nous pénétrions l’intérieur d’un grand corps », rassemble entre autres ses vidéos, une peinture de jeunesse qui fit les frais de la première censure visant l’artiste (d’autres suivront, dont celle qui frappa sa vidéo Don’t Trust Me, où il montrait des scènes d’abattage d’animaux). On y trouve aussi un impressionnant bas-relief aux cinq cents loups empaillés dont les dimensions reprennent exactement celles de Guernica (toujours son sens de la démesure).
« On ne me fera pas avaler que la révolution a eu lieu dans le monde arabe »
La deuxième salle est pensée comme une « place publique, la place Tahrir ou la place Rouge à Moscou », raconte Abdessemed. Il y montre trois de ses voitures calcinées réalisées après les émeutes de banlieue parisienne de 2005 (Practice Zero Tolerance), ainsi qu’un boat people chargé de sacs-poubelle (Hope). L’ensemble, à la photogénie parfaite, est saisissant. Au point que la puissance visuelle éclipse parfois le propos, réduit comme peau de chagrin à une image nue, percutante comme une icône mais qui laisse circonspect.
Ne sommes-nous pas face à des slogans visuels, une stratégie quasi publicitaire qui consiste à condenser le message pour n’en garder que l’enveloppe et mieux endormir le consommateur ? « Je ne fais pas de choses hors cadre », se défend Abdessemed qui entend travailler avec « tous les moyens plastiques », dans le champ qui est le sien, celui de l’art. « J’essaie d’éclairer le monde », poursuit-il, filant la métaphore un rien mystique de l’artiste élu, avant de citer à nouveau Joseph Beuys, à qui il « voue une profonde admiration, notamment pour son rapport à l’animalité ».
« Je suis moi-même un animal blessé, une blessure qui est probablement liée à la question des minorités, de toutes les minorités, les gays, les femmes, mais aussi les Berbères et les Indiens cherokee », complète-t-il, citant au passage saint Matthieu, quand on l’aurait plutôt attendu du côté de Fanon et ses Damnés de la terre.
Cultivant une ultrasensibilité à l’égard des soubresauts du monde, au point de réaliser un autoportrait immolé, paradoxalement intitulé Je suis innocent (qui sert de fanion à l’exposition), Adel Abdessemed porte en revanche un regard sévère sur le Printemps arabe : « On remplace des bandits par des bandits. Je viens d’Algérie, j’ai moi-même souffert de l’islam qui était à l’époque un islam à la hache et non l’islam de l’ornementalisme et du miel. On ne peut pas devenir révolutionnaire, s’il n’y a pas de vraie révolution, de celle qui passe par l’art et la science. On ne me fera pas avaler que la révolution a eu lieu dans le monde arabe. »
Claire Moulène
Je suis innocent jusqu’au 7 janvier au Centre Pompidou, Paris IVe, *Entretien avec Pier Luigi Tazzi (Actes Sud), 120 pages, 19,90 €
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