Sorti en 1995, “The Addiction” transforme le film de vampires en récit initiatique bardé de références littéraires et régi par le manque.
Etudiante en philosophie à l’Université de New York, Kathleen Conklin (Lili Taylor) se fait agresser un soir par une mystérieuse femme, surnommée Casanova, qui l’entraîne dans un coin sombre avant de lui mordre le cou. En état de choc, l’étudiante découvre que l’agression la modifie sensiblement : Kathleen ne supporte bientôt plus la lumière du jour, se découvre une faim insatiable, devient vampire.
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En elle, un niveau de conscience chasse l’autre, à l’instar des images des camps de la mort et des exactions de la guerre du Vietnam qui viennent agresser et bientôt envahir la réalité studieuse dans laquelle vivait Kathleen, cette petite série B intimiste et protégée qu’elle ne supporte plus. Depuis son agression, l’étudiante s’ouvre à une conscience plus élargie du monde, considère que le Mal dans le monde engage l’humanité entière, qu’une secrète solidarité lie tous les hommes et tous leurs actes entre eux – alors, la petite comédie de l’innocence estudiantine n’est plus tenable.
La peau est partout
Trois ans après Bad Lieutenant (1992), Ferrara réalise un film qui aurait tout aussi bien pu s’appeler Bad Student. L’histoire d’un enfer intimement traversé, d’une ville, New York, qu’il ne faut pas seulement habiter, mais éprouver dans sa chair : la peau est partout, le cou se tend pour la morsure, les veines du bras pour la seringue, comme autant de manières de faire passer la ville en soi – I Wanna Get High de Cypress Hill retentit comme une prière.
Si le film s’embourbe dans d’innombrables références littéraires et philosophiques qui manquent de transformer le film en dissertation surchargée, The Addiction est, en fait, d’une simplicité confondante : l’histoire d’un récit initiatique, d’une jeune femme qui, par étapes, se convertit au cinéma d’Abel Ferrara et délaisse la théorie pour la praxis.
L’étudiante poursuit sa thèse mais préfère, aux heures passées à la bibliothèque, un autre savoir qui l’attend dehors – dans l’idée très nietzschéenne que toute conception philosophique est toujours une émanation du corps.
Chez Ferrara, la faim fait figure de boussole, guide le récit, provoque les collisions avec d’autres chairs
Kathleen développe alors un rapport érotisé à tout : aux autres, au mal, à la culpabilité, à New York. Elle plonge par-delà bien et mal, dans cette zone d’intensité où tous les rapports sont régis par cet affect amoral et ferrarien qu’est la faim. Chez Ferrara, cette grande faim fait figure de boussole, guide le récit, provoque les collisions avec d’autres chairs. Sous le poids du manque, le corps de Kathleen se tord, convulse, se contorsionne, comme celui d’Harvey Keitel avant elle, déchirée entre volupté et supplice.
Du propre aveu de Ferrara, le film de vampires viendrait métaphoriser l’addiction à la drogue. C’est à la fois limpide et presque réducteur : la beauté de The Addiction réside dans sa manière de jongler avec d’innombrables significations et références comme pour mieux laisser le sens ouvert, telle une morsure qui refuse de se refermer. L’évidence, c’est que The Addiction démasque sa filmographie : des films de vampires, Ferrara n’a peut-être réalisé que ça.
The Addiction d’Abel Ferrara, avec Lili Taylor, Christopher Walken, Annabella Sciorra (E.-U., 1995, 1h22). En DVD (Carlotta) le 24 mars
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