Racontée par téléphone par ses médiatrices, l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue, second projet de la plateforme éditoriale et curatoriale du même nom, déploie une réflexion sur la traduction et le multilinguisme comme vecteurs de désidentification.
L’année écoulée aura amené avec elle une reconfiguration sensorielle. Aux premiers élans triomphants vers une survalorisation du rétinien, tentant de réduire l’humain à une simple paire d’yeux à la dérive dans le cyberespace, succède désormais un retour des autres voies d’accès au réel.
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Historiquement minorées, dans une culture occidentale du moins, face au sens le plus intellectuel (la vue), il aura fallu que certain·es, infecté·es, s’en voient brutalement privé·es (l’odorat et le goût) et que, tous·tes, nous constations leur émoussement quotidien (le toucher ou l’ouïe) pour qu’elles aient droit de cité.
Or la perception entremêle tous ces sens, et la vie, simplement vécue à l’image, ne saurait produire autre chose que de patibulaires semi-zombies, sous-stimulés et sur-sollicités. Du côté des expositions et des dispositifs de médiation, que la question concerne au premier chef, les choses se sont aussi récemment mises à bouger.
Ce qui renaît, c’est la visite par téléphone. Au bout du fil, un·e médiateur·trice nous raconte au creux de l’oreille l’exposition telle qu’il ou elle la perçoit
Depuis quelques semaines, les initiatives se multiplient qui placent l’écoute au cœur de l’accès à distance proposé pour entrouvrir des lieux culturels encore sous scellés. Le format est loin d’être nouveau, néanmoins l’engouement qu’il suscite, lui, est hypercontemporain : ce qui renaît, c’est la visite par téléphone. Au bout du fil, un·e médiateur·trice nous raconte au creux de l’oreille l’exposition telle qu’il ou elle la perçoit.
La rencontre est intime, subjective et relative. Elle relève également d’un processus de traduction, entre deux sens, la vision et l’ouïe, qui transforme l’absence en occasion de récit et d’invention, plutôt que d’en rester, comme quand la vision redouble la vision, aux ambitions de capture.
La langue, vivante dans tous les sens du terme
A Mulhouse, la Kunsthalle, dont la nouvelle exposition est en place depuis début mars, a opté pour un tel format de visite téléphonique, qui s’accorde à merveille à son sujet : Qalqalah قلقلة : plus d’une langue, seconde exposition collective de la plateforme éditoriale et curatoriale Qalqalah, est consacrée à la traduction et à la translittération comme processus créatifs à la fois fertiles et résilients. Revendiquant une approche “non propriétariste et non fixiste à la langue”, en français, anglais et arabe, à travers des textes théoriques et littéraires, le projet est porté depuis 2018 par les deux commissaires d’exposition Virginie Bobin et Victorine Grataloup.
Place aux langues “secondaires, adoptives, migrantes, perdues, imposées, vulgaires, mineures, inventées, piratées, contaminées”
Au centre d’art, qui présente les œuvres d’une dizaine artistes ou collectifs d’artistes, l’accent est tout particulièrement mis sur le corps : s’il est vrai que “la pensée se fait dans la bouche”, suivant le mot qu’appliquait Tristan Tzara à la poésie, la déconstruction des hiérarchies politiques, en particulier coloniales, passe également par la réhabilitation d’un spectre polysensoriel, ouvrant une place aux langues “secondaires, adoptives, migrantes, perdues, imposées, vulgaires, mineures, inventées, piratées, contaminées” – c’est-à-dire vivantes, dans tous les sens du terme.
De la sculpture à la vidéo, de l’installation aux pièces sonores en passant par la photographie et la typographie, tout en convoquant également des formats plus interactifs (dont un karaoké), Qalqalah قلقلة : plus d’une langue s’ouvre sur un ensemble d’œuvres de Ceel Mogami de Haas. Soit six plaques de résine, Jesmonite et marbre, où l’acte de lire – des enfants, parcourant deux volumes du poète américain Clayton Eshleman – est parasité par divers signes issus du champ sémantique de l’ingestion : parts de pizza et saucisses, molaires et intestins, pilules et cigarettes.
Sous les auspices de la déconstruction
Si le rapport jouissif à la matière se retrouve dans l’installation de Serena Lee, qui épelle notamment, en lettres de pâte à sel, une fiction imaginant que, “dans le futur, nous parlerons tout.e.s une seconde langue que nous n’aurons pas choisie […] attribuée à la naissance, sélectionnée au hasard dans l’histoire du langage”, celle-ci pointe en outre les hégémonies et les structures de pouvoir que recèle toute langue.
En optant pour le hasard, plutôt que la reproduction des cartographies dominantes existantes, cette langue aléatoire, ni nationale ni familiale, ne saurait être seulement lue à la lumière des hiérarchies de pouvoir qu’elle reconduit le plus souvent.
Si la migration et l’exil, et les accents dont se charge la langue, jalonnent le parcours, les logiques coloniales ressurgissent également
Le désir expansif de polysémie, présent également dans les sept tentures en patchwork brodées d’anagrammes arabes que suspend dans l’espace Mounira Al Solh, reconduit une désidentification que d’autres, à l’instar de Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’Autre (Editions Galilée, 1996), référence clé des curatrices, placent sous les auspices de la déconstruction. Or si la migration et l’exil, et les accents dont se charge la langue, jalonnent le parcours – à la manière de palimpsestes ou d’étiquettes (sur la caisse de transport de Sara Ouhaddou) –, les logiques coloniales ressurgissent également à la faveur d’un autre registre souvent camouflé par le champ de l’art.
Avec Lip-Sing for your Art! Bilingual Karaoke, karaoké bilingue du collectif Ferhas Publishing Practices, dont les textes proviennent du verbiage globalisé de l’art contemporain, l’utilisation de néologismes anglais au détriment de termes arabes existants éclaire le constat que pointait, en 2013, la théoricienne Hito Steyerl dans son essai International Disco Latin (pour e-flux.com) : ce standard de l’“International Art English” camoufle l’instrumentalisation extractiviste de l’art contemporain par le 1 % d’oligarchies et autres corporations néo-impérialistes. En jouir et en jouer, c’est déjà se désidentifier et préférer, en citant Steyerl, “l’oral à la morale”.
Qalqalah قلقلة : plus d’une langue jusqu’au 22 mai, La Kunsthalle, Mulhouse. Exposition racontée par une médiatrice du lundi au vendredi, de 13 h à 15 h, sur réservation, et prolongée en format radio sur p-node.org (pour l’exposition de la Kunsthalle de Mulhouse) et sur qalqalah.org (pour les textes)
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