Jean Renoir, fils de, cinéaste majeur, icône de la Nouvelle Vague, homme aux engagements contradictoires, dans une biographie-somme exemplaire signée Pascal Mérigeau.
Ce pavé consacré au « patron » du cinéma français sera sans doute le livre de cinéma de l’année. Les écrits sur Renoir sont très nombreux, y compris signés par l’intéressé. Mais par sa masse d’informations, de matériau (notamment de rares entretiens avec son fils, Alain Renoir), de documentation (l’immense fonds Renoir de l’université californienne UCLA), ses scrupuleux recoupements et ses nombreuses citations, Pascal Mérigeau signe là un maître ouvrage, qui à la fois confirme l’idée que l’on se faisait du cinéaste et infléchit celle de l’homme.
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Un livre riche de mille récits
Balayant le XXe siècle, ce livre qui se dévore comme un ample roman est aussi un voyage historique et géographique à travers la France (de Paris à la Provence, des peintres impressionnistes à la Nouvelle Vague…), le Hollywood de l’âge d’or (de Darryl Zanuck à Ingrid Bergman…), les idées et la fureur de ces années culminant avec les deux guerres mondiales. Il est riche de mille récits, de la relation entre Jean et son grand peintre de père aux aventures du cinéaste dans les collines ensoleillées et parfois piégeuses de Los Angeles, en passant par les combats esthétiques et politiques du siècle.
Admirateur du cinéaste, Mérigeau avait comme idée directrice de se tenir à distance du mythe pour tenter de cerner le vrai Renoir. Ni béatement hagiographique, ni déboulonneur de statue, Mérigeau a trouvé le bon équilibre entre son goût pour le cinéma de Renoir et la complexité d’un homme parfois ballotté au gré d’événements massifs et de situations compliquées. Chacun sait que le cinéaste était un beau parleur, un gourmand de mots et d’histoires, à tel point qu’il flirta souvent avec la mythomanie, peaufinant lui-même sa légende dorée, sculptée par ses thuriféraires, notamment ceux de la Nouvelle Vague.
L’un des traits récurrents du livre est constitué de sérieux bémols à cette légende, à partir notamment de nombreuses citations contradictoires du cinéaste, Renoir pouvant dire blanc puis noir sur un même sujet à quinze jours ou trente ans d’intervalle. Ces propos de girouette sont souvent anodins, petits arrangements avec la vérité dont nous sommes tous comptables à des degrés divers, et qui donnent de Renoir l’image d’un hâbleur sympathique. Mais ces doubles fonds renoiriens furent parfois plus lourds de sens. Au moment du Front populaire, le cinéaste eut un compagnonnage avec le Parti communiste (transformé à l’écran par La vie est à nous, Le Crime de monsieur Lange ou La Marseillaise), mais le livre démontre que cet engagement résultait plus d’un accommodement à l’air du temps et aux opinions de sa compagne du moment (la monteuse Marguerite Houllé) que d’une conviction profonde.
Plus troublante encore fut l’attitude de Renoir en 39-40, juste avant son départ à Hollywood : documents et courriers à l’appui, Mérigeau dévoile que le « patron » fut momentanément raccord avec l’occupant nazi, les autorités de Vichy et l’antisémitisme. Là encore, le flirt de Renoir avec les fascistes ne traduisait pas un engagement profond (il suffit de revoir La Grande Illusion ou La Règle du jeu pour s’en convaincre) mais une petite lâcheté ordinaire guidée par le souci de ménager son avenir professionnel en ne se fâchant pas avec le nouveau pouvoir en place. Pas très fier de ces épisodes peu reluisants, Renoir les a tus, ce qui est humain, mais il n’était pas obligé non plus de se faire passer par la suite pour un grand résistant de la première heure. Résistant, il le fut cependant à sa manière, une fois bien à l’abri en Californie, quand il réalisa Vivre libre (This Land Is Mine) en 1943.
Des petites faiblesses comme force de création
Les incertitudes, revirements, flottements de Renoir sont aussi, selon Mérigeau, l’une des raisons de la grandeur, de la générosité et de la modernité de ses films, du fameux « ce qui est terrible, c’est que chacun a ses raisons ». Un artiste peut faire de ses faiblesses une force dans ses créations, ce qui est particulièrement vrai de Renoir si l’on suit Mérigeau.
Peu dogmatique ou sûr de lui, Renoir était à l’écoute d’autrui, qualité d’ouverture aux autres et au monde qui est passée dans ses films, d’où aussi la diversité de registre et la vivacité de son cinéma. D’où aussi une oeuvre moins préconçue ou théorisée que chez un Bresson, mélange de maîtrise, de rencontres et de circonstances.
Au final, on a beau savoir que Jean Renoir ne fut pas toujours aussi exemplaire et vertueux que le proclame sa légende, que certains épisodes de sa vie furent problématiques, qu’il mentait souvent comme un vendeur de produits financiers toxiques, que les collaborateurs, acteurs et contextes furent souvent « coauteurs » de ses films, tout cela s’efface dès que l’on revoit La Chienne, Toni, Partie de campagne, La Bête humaine ou Le Fleuve.
Les biographies éclairent une oeuvre mais n’expliquent pas tout, même quand elles sont aussi bonnes et méticuleuses que celle-ci, une part d’inconscient échappant toujours… Patron rayonnant dans le halo du cinéma, magnifiquement ou médiocrement humain en dehors, tel fut, comme la plupart des artistes, Jean Renoir.
Jean Renoir (Flammarion), 1 104 pages, 27 €
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