La prochaine cérémonie des César le 12 mars intervient dans un secteur en crise, confronté à des problèmes de calendrier et de financement autant qu’à des interrogations sur ses instances. Etat des lieux à travers cinq sujets clés.
Ce devait être la fête d’une Académie rajeunie, diversifiée et surtout réconciliée, un an après le scandale Polanski – “débarrasser les César de leur image toxique”, dixit le vice-président Eric Toledano.
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La galère ne s’avance pas pour autant sur une mer d’huile, à en croire les remous agitant déjà une soirée qui s’annonce explosive : entre un grand distributeur (Jean Labadie) appelant sur Twitter la maîtresse de cérémonie à boycotter la ministre de la Culture et des tribunes à tout-va pour la réouverture des salles ou la mise en retrait du président du CNC, à l’approche du vendredi fatidique, l’orage, à nouveau, gronde.
La ministre de la culture ne reçoit pas le cinéma
Les césars devraient ne pas la recevoir @foismarina— JeanLabadie (@LabadieLePacte) March 4, 2021
La réouverture des salles
C’est la principale pomme de discorde, alors que les salles de cinéma sont vides depuis le 30 octobre, c’est-à-dire depuis un mois de plus que leur première fermeture de mars à juin, et alors même que les scénarios les plus aveuglément optimistes n’envisagent pas de réouverture avant mi-avril (possible “retour à la vie normale” mentionné par le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal).
La profession se partage entre immense colère et résignation morose. Colère : le 3 mars, 800 professionnel·les (dont Jacques Audiard, Léa Seydoux, Pierre Niney…) passaient à l’impératif dans une tribune véhémente parue dans Le Monde (“Monsieur le président, rouvrez les salles de cinéma, maintenant !”), intimant les pouvoirs publics de prendre acte des études toujours plus nombreuses et unanimes (notamment celle de l’Institut Hermann-Rietschel) sur le faible taux de contamination des salles (“deux fois plus sûres que les supermarchés et trois fois plus sûres que les voyages en train”), pour sauver un secteur de 340 000 emplois à l’agonie.
“Plus personne ne veut se faire avoir à engager des frais inutilement, et nos interlocuteurs, notamment dans les salles, sont parfois au chômage total” Etienne Ollagnier, coprésident du SDI
Résignation : alors que la phase d’approche des réouvertures promises puis annulées le 15 décembre puis fin janvier avait déclenché une grande dynamique d’adaptations, “aujourd’hui on ne voit plus du tout de distributeurs se positionner sur des dates, le calendrier est inerte”, constate Etienne Ollagnier, coprésident du Syndicat des distributeurs indépendants (SDI). “Plus personne ne veut se faire avoir à engager des frais inutilement, et nos interlocuteurs, notamment dans les salles, sont parfois au chômage total.”
Ce qui inquiète par-dessus tout, c’est ce que l’on commence à appeler de façon très imagée le “mur” de films : “au moins 180, probablement 200 films”, dont Ollagnier a justement entrepris un décompte exhaustif, condamnés à se partager à la réouverture un gâteau à peine assez gros pour nourrir le quart d’entre eux, et qui laissera donc presque certainement les plus fragiles au rebut.
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Seul (maigre) espoir : un contrôle public “qui interdirait par exemple à un film de sortir au-delà d’un certain nombre de copies” (Morgan Pokée, programmateur) pour que puissent se côtoyer les gros et les petits. Une vieille lune – mais la médiatrice du cinéma (une autorité administrative indépendante conçue pour régler des litiges entre distributeurs et exploitants, et qui joue un important rôle de recommandations depuis le début de la crise) a tout de même, cran inédit, saisi l’autorité de la concurrence pour mieux superviser la régulation.
L’affaire Boutonnat
Dans un tel contexte, le cinéma français aurait au moins voulu présenter une photo de classe assainie ; le voilà à nouveau avec un possible crime sexuel à son sommet. Nommé en juillet 2019 à la tête du CNC, Dominique Boutonnat est accusé d’avoir tenté d’imposer à son filleul de 22 ans une relation sexuelle lors d’un séjour dans une maison de vacances en Grèce en 2020, où étaient présentes leurs deux familles.
Mis en examen depuis le 11 février pour agression sexuelle et tentative de viol, il a d’ores et déjà fait savoir à ses équipes qu’il continuerait d’exercer ses fonctions, choix dont la ministre de la Culture l’a laissé libre (“c’est à lui de voir s’il peut exercer en toute sérénité son mandat”).
Mais la pression est forte : à la colère attendue des associations féministes (le collectif 50/50 a immédiatement appelé à sa “mise en retrait, le temps que la justice puisse dire le droit”) s’ajoute celle des professionnel·les (douze organisations l’ont imité deux semaines plus tard), avec qui le président n’avait jamais été en odeur de sainteté – un fort mouvement d’opposition s’était déjà élevé en 2019 contre la nomination de ce proche d’Emmanuel Macron, auteur d’un rapport controversé sur le système de financement du cinéma.
En attendant de décider si de telles conditions l’habilitent à “exercer en toute sérénité son mandat”, Dominique Boutonnat pourrait passer la soirée de vendredi sur son canapé
Pour Sandrine Brauer, coprésidente du collectif, “l’accusation ne permet pas de poursuivre avec la sérénité et la légitimité requises le travail entamé depuis 2018 en concertation avec les équipes du CNC. Notamment la mise en œuvre des mesures proposées dans le livre blanc pour la prévention et la lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles dans l’industrie”, visant à aider la profession à faire face à ces situations, et dont certaines sont en œuvre depuis 2021.
Maintenant, statu quo ? Peut-être pas : selon L’Express, certaines organisations (l’ARP – Société civile des auteurs – réalisateurs-producteurs –, la SRF – Société des réalisateurs de films) auraient commencé à boycotter des réunions importantes au CNC. En attendant de décider si de telles conditions l’habilitent à “exercer en toute sérénité son mandat”, Dominique Boutonnat pourrait passer la soirée de vendredi sur son canapé : il serait le tout premier président du CNC à être persona non grata à une cérémonie des César.
La trésorerie du CNC
Le CNC a par ailleurs d’autres chats à fouetter : au terme d’un total cumulé de sept mois (et ce n’est pas fini) de fermeture et donc de tarissement des remontées sur billetterie, le système garantissant l’exception culturelle française est plus que jamais menacé.
Même si un plan de relance avait apporté en septembre l’affectation de 165 millions d’euros au Centre, “il était destiné à compenser les pertes du premier confinement, selon Etienne Ollagnier. Il faut aujourd’hui impérativement réarmer si l’on veut garantir le versement des subventions sur les années à venir.”
Jeudi dernier, lors de la commission dite Chavanne rendant compte de l’état du fonds de soutien, les équipes du Centre se seraient engagées auprès des différentes branches à maintenir l’intégralité des aides, automatiques et sélectives, en 2021.
“Il faut continuer de penser notre fameuse exception culturelle. Ce n’est pas qu’une question de comptabilité, c’est une question politique” Marie-Ange Luciani, productrice indépendante
Belle promesse, mais la profession n’y goûte pas : “Il y a peu d’argent qui rentre, il y en a beaucoup qui sort”, observe Marie-Ange Luciani, productrice indépendante (12O Battements par minute). “Il faut continuer de penser notre fameuse exception culturelle. Ce n’est pas qu’une question de comptabilité, c’est une question politique.”
Ce sont les petits qui s’inquiètent le plus : “Lorsqu’il manquera de l’argent, redoute Lorenzo Bianchi, producteur de court métrage, ce sera pour les gens comme nous des propositions moins taillées pour un préachat par une chaîne de télévision. Ce qui est possible, c’est une réorganisation des aides selon des perspectives de rentabilité et d’exportation. Boutonnat, on le sait, voudrait mettre en place une dynamique de ce genre…”
L’arrivée en force des plateformes
Et si Netflix volait à la rescousse ? Sous le nom chatoyant de “décret Smad” s’ouvre l’avènement d’un changement majeur dans l’écosystème de production du cinéma français : les plateformes vont devoir investir dans la création française entre 20 et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France, en échange d’un raccourcissement de leurs délais de diffusion, passant de trois ans à un an environ (selon leur investissement) après leur sortie salles.
“Beaucoup, y compris le gouvernement lui-même comptent sur les plateformes pour se substituer à un système en pénurie. Mais ça ne doit pas devenir le seul modèle”, Marie-Ange Luciani
“C’est comme si tout était écrit, déplore Marie-Ange Luciani, c’est la crise, les plateformes entrent en jeu. Beaucoup, y compris le gouvernement lui-même comptent sur elles pour se substituer à un système en pénurie. Mais ça ne doit pas devenir le seul modèle : la diversité, c’est aussi la diversité des façons de produire. Je ne veux pas devenir une exécutive de Netflix.”
Netflix, Amazon et Disney vont-ils devenir des interlocuteurs privilégiés du cinéma indépendant ?
Un climat mêlé d’excitation et de vigilance entoure donc la nouvelle, qui peut augurer de la transposition nationale d’un certain phénomène américain de cinéma d’auteur “brandé” (qui seront les Marriage Story, les Irishman, les Roma français ?), et a été plutôt bien accueillie par les organisations professionnelles, réjouies que figurent dans le texte des “principes d’indépendance et de diversité de la création”.
Se profile une certaine simplification : “Entre l’argent qu’ils mettent et le film qu’ils font, il n’y a pas d’intermédiaire, note le producteur Thierry Lounas. On ne frappe pas à douze guichets, on est dans une logique de studio de cinéma, avec ce que ça suppose de vitesse, de fraîcheur, de risque dans la production.”
Netflix, Amazon et Disney vont-ils devenir des interlocuteurs privilégiés du cinéma indépendant ? Peut-être, à une condition clé selon Luciani : “que les films sortent en salle”.
Infiniment plus importante que les César pour la profession, la Croisette commence à se profiler au loin, horizon ensoleillé d’une fin tant attendue du calvaire actuel. Mais quand ?
Au jeu du pote bien informé qui m’a dit que, l’anticipation du troisième confinement par les Français·es n’a d’égale que celle du Festival de Cannes par le milieu du cinéma, dont on peut tirer, selon où l’on sonde, les “infos de source sûre” les plus fantasques (“en novembre, en même temps que la réouverture des salles, c’est certain”).
Annulé en 2020, le festival a annoncé fin janvier un nouveau créneau du 6 au 17 juillet, avant de le rétrograder peu de temps après au rang d’hypothèse, avec une deuxième option “fin d’été”, et une troisième à l’automne (sans précision de dates).
La profession navigue donc en eaux troubles, au rythme des déclarations parfois surprenantes du délégué général Thierry Frémaux (qui a partagé dans Libération son souhait d’un festival sans jauge ni masque, “car l’entre-deux, c’est le pire”), mais se prépare à juillet (un distributeur, pas fou : “Je bloque mon Airbnb, et au pire je sous-louerai aux touristes”), pour la grande majorité l’option espérée.
Certains distributeurs, qui comptaient sur la période avril-octobre pour écouler le “mur” de films et voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une fournée cannoise
“Le plus tôt sera le mieux, car le festival donne le la sur la façon dont on va exposer nos films”, explique Marie-Ange Luciani, qui attend de “lancer” le nouveau Laurent Cantet (le Robin Campillo est en préparation). Seule exception : certains distributeurs, qui comptaient sur la période avril-octobre pour écouler le “mur” de films et voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une fournée cannoise.
De sources internes, le festival se prépare de fait pour juillet, en croisant les doigts pour ne pas se voir infliger un nouveau report qui poserait de gros soucis logistiques et concurrentiels (notamment vis-à-vis de Venise).
“On est en plein dans les visionnages et tout le rétroplanning est calé à juillet” – Charles Tesson (délégué général de la Semaine de la critique)
Le délégué général de la Semaine de la critique Charles Tesson confirme un travail déjà très engagé pour ces dates : “On est en plein dans les visionnages et tout le rétroplanning est calé à juillet.” Il exclut l’hypothèse d’une édition en ligne (“Ce n’est pas sur la table du côté de l’Officielle, et les parallèles doivent faire unité avec ça”), et balaie gentiment les sorties de son homologue sur la demi-jauge : “Evidemment qu’on le fera, et on augmentera le nombre de séances si nécessaire. En réalité, on suppose surtout que l’absence d’une partie de la presse étrangère compensera la réduction du nombre de places…”
La cérémonie des César maintient le présentiel, en réduisant pour cela la voilure de la guest list
Des jauges, il y en aura également vendredi 12 mars : contrairement aux Golden Globes ou aux Emmys, la cérémonie des César maintient le présentiel, en réduisant pour cela la voilure de la guest list – seul·es les remettant·es, les nommé·es et les personnalités honorées seront autorisé·es à l’Olympia. Nul doute que quelques sièges vides intercalaires ne seront pas de trop pour canaliser les tensions d’une “famille” plus à vif que jamais.
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