Alors que doit avoir lieu en juin le festival d’Angoulême, il est menacé par un boycott massif d’auteurs et autrices de BD qui réclament un véritable statut et des meilleures conditions d’existence.
“Pour être tout à fait franc, avoue Franck Bondoux, le directeur général du Festival International de la Bande dessinée d’Angoulême, j’ai plus d’angoisse par rapport à la situation sanitaire et les contingences qu’elle fait peser sur tous les événements”. Exceptionnellement décalé de janvier à juin cette année, l’événement phare de la BD voit effectivement sa tenue toujours menacée par la pandémie et la propagation des variants. Mais, pour la première fois de ses 47 ans d’histoire, pèse sur la manifestation une menace d’un autre ordre : le boycott annoncé de près de 800 autrices et auteurs dont Catherine Meurisse, Cyril Pedrosa, Marion Montaigne et bien d’autres. Le festival a déjà connu des débrayages durant les après-midi de dédicace mais jamais rien d’aussi fort.
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Pourquoi viser précisément Angoulême ? “Tout le monde adore y aller, c’est un événement génial. Mais on en arrive à un ras-le-bol absolu et le levier qui coche toutes les cases c’est ce festival”, précise le scénariste Alexandre Chenet et membre du collectif Autrices Auteurs en Action (A.A.A.). Ce collectif qui n’est pas un syndicat – “on est là pour les appuyer, les titiller”, explique Alexandre – est né en janvier 2020, au moment où le ministère de la Culture lançait L’année de la BD, où Emmanuel Macron honorait le festival de sa venue et, où, surtout le “rapport Racine“ était rendu public. Ce rapport, rédigé par Bruno Racine, conseiller maître à la Cour des comptes, contient 23 mesures pour améliorer les conditions suite à la “dégradation de la situation économique et sociale des artistes-auteurs”. Dans la foulée, le collectif A.A.A. se formait avant que les deux auteurs Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval annoncent publiquement, en montant sur scène pour recevoir le prix René Goscinny qu’ils boycotteraient le festival tant que les choses ne bougeraient pas.
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Un manque de statut officiel
Pourquoi cette grogne des autrices et auteurs de BD ? Tout simplement en raison d’un manque de statut officiel. “On n’a pas de congés payés, pas le droit au chômage, résume Lisa Mandel, également membre du collectif A.A.A. et signataire, comme Alexandre Chenet, d’une récente tribune publiée par Télérama interpellant la ministre de la culture Roselyne Bachot. “On a le pire statut, quasiment un non statut, continue Lisa. Si demain je me casse la main, je suis au RSA direct alors qu’en 17 ans de carrière je n’ai pas arrêté de travailler une minute. Pourquoi ne pas avoir comme en Belgique un statut d’artiste qui protège de la précarité ? » Alexandre Chenet poursuit :“aujourd’hui, quand vous êtes auteur-autrice de BD, vous pouvez déclarer votre activité de mille manières différentes au niveau fiscal. Le Covid a mis en lumière cette problématique. Il y a eu une aide pour les travailleurs indépendants, mais dans notre profession beaucoup n’ont pas pu la toucher parce qu’ils ne répondaient pas aux critères édictés par l’État. Il est important de savoir ce que l’on représente socialement”. Parmi les pôles de revendication figure en bonne place une meilleure répartition des droits. “J’ai un ami scénariste qui, après 60 ans d’activité, aime raconter :’sur le parking d’une maison d’édition, les grosses bagnoles seront toujours aux éditeurs !' », raconte Alexandre Chenet. “Ce qui est sûr, c’est que la répartition n’est pas juste, continue-t-il. Concernant mes deux derniers albums (Histoires du Vendée Globe et Thomas Coville, la quête de l’ultime, tous deux avec Renaud Garreta, ndlr), ils sont vendus au prix de 18 euros et nous avons 9% à nous répartir avec le dessinateur. À chaque album vendu, je touche près de 60 centimes sur lesquelles je vais payer – ce qui est normal – des cotisations sociales. Et mes contrats sont des très bons contrats”.
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Lisa Mandel abonde dans son sens : “Des fois, si les BD pouvaient sortir d’une machine à livres sans personne derrière, j’ai l’impression que ça arrangerait tout le monde. Contrats opaques, cession de droits dérivés automatiques, rapports paternalistes… On a longtemps baigné dans l’infantilisation. Le système actuel enrichit les gros éditeurs – qui, à la fin 2020 ont sabré le champagne – et paupérise les auteurs”. En effet, d’après une étude des États Généraux de la BD réalisée en 2016, 36% des auteurs-autrices vivraient sous le seuil de pauvreté. L’année dernière, Lisa Mandel a publié en autoédition Une année exemplaire et lancé avec d’autres artistes associés (Anouk Ricard, Charles Berberian, Soulcié, Pochep, etc.) Exemplaire, maison d’édition qui fonctionne sur la base du financement participatif. Les auteurs-autrices publié.e.s toucheront 20% des droits en vente en librairie et jusqu’à 60% en vente directe.
« Aujourd’hui, l’auteur n’a plus de quoi boucler ses fins de mois »
“Le festival d’Angoulême est un peu pris en otage, réagit Franck Bondoux, il n’a aucune influence sur la résolution de cette problématique. Ce sujet du statut des auteurs est récurrent et reviendra, tant qu’il ne sera pas traité, comme le sparadrap du Capitaine Haddock”. Si le festival d’Angoulême est visé par le boycott, c’est d’abord par sa dimension symbolique mais aussi parce qu’une des revendications des auteurs-autrices concerne la fin de la gratuité du présentiel en festival. “Il y a 30 ans, l’auteur qui vivait bien de la BD n’avait pas de mal à venir gratuitement un week-end en festival, il était content d’être logé et nourri pour rencontrer son public et retrouver ses copains, recontextualise Lisa Mandel. Aujourd’hui, l’auteur n’a plus de quoi boucler ses fins de mois et ne peut se payer le luxe de passer un week-end loin de sa famille et pas payé. Alors que la personne qui va monter notre stand ou passer le balai le sera”. Si Angoulême est sujet de boycott, c’est aussi parce que, selon Alexandre Chenet, il ne serait pas exemplaire. “D’autres festivals proposent des conditions plus respectueuses et écoutent notre revendication. Angoulême est encore dans une position à l’ancienne”.
Le collectif A.A.A. a critiqué, dans sa dernière tribune, le refus du festival de rémunérer les artistes exposé.e.s dans les gares fin janvier. “Tout ce débat sur la dimension promotionnelle ne peut pas se faire par tribune interposée, déplore Franck Bondoux. Nous avons investi avec la SNCF pour la conception et l’installation d’expositions mettant en avant les œuvres de la sélection officielle. On n’a pas les moyens de rémunérer les auteurs, ce qui représenterait 120 000 euros supplémentaires. Oui, je n’ai pas voulu m’endetter davantage. J’en appelle au discernement. C’est aussi le paradoxe : si les auteurs ont pu se faire entendre fin janvier, c’est précisément parce que le festival a fait de la résistance et réussi à ouvrir une fenêtre média sur la bande dessinée. Concernant les expositions dans les gares, tous les éditeurs ont donné leurs accords, les auteurs mécontents n’ont qu’à se retourner contre eux ». Exposée à la gare Saint-Charles de Marseille, Lisa Mandel témoigne : “Comme j’ai été ma propre éditrice pour Une Année exemplaire, j’ai d’abord pensé comme éditrice, quand on m’a proposé d’une exposition dans ma ville natale. Mais les gens qui ont créé ces expositions ont été payés, personne ne travaille gratuitement. Comme ce sont les éditeurs qui ont donné leur accord, tout ça pose la question du consentement”. Indéniablement, de nombreuses questions doivent être tranchées avant que la situation des auteurs et autrices de BD ne soit claire et confortable.
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