Redécouverte dans un coffret Blue-ray de l’intégrale de l’Américain Morris Engel, cinéma d’une grande vivacité qui montra la voie de la modernité autant à la Nouvelle Vague qu’aux jeunes cinéastes indépendants américains.
Un ouvrage sérieux sur l’histoire du cinéma soutiendrait que la modernité cinématographique s’est ouverte en deux temps. D’abord à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec le manifeste du néoréalisme italien Rome ville ouverte de Rossellini (1945), puis, en 1959, avec Le Beau Serge de Chabrol et Les Quatre Cents Coups de Truffaut, qui annoncèrent la Nouvelle Vague. Entre ces deux grands chapitres, l’ouvrage en question n’oublierait pas d’indiquer l’importance du Monika de Bergman, en 1953, mais ne mentionnerait probablement pas le nom de Morris Engel.
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Pourtant, cette même année, l’homme derrière ce patronyme méconnu est l’auteur d’une météorite qui passa, elle, tout sauf inaperçue : Le Petit Fugitif. A la fois lauréat du Lion d’argent à Venise et porte-étendard d’un numéro légendaire des Cahiers comprenant “Une certaine tendance du cinéma français”, l’article dynamite de Truffaut, ce petit film indépendant, tourné avec une caméra portative inédite pour l’époque et une équipe technique composée de trois personnes, sera aussi influent thématiquement et esthétiquement que dans sa manière de redéfinir la fabrication d’un film.
“Le cinéaste de La Nuit américaine déclara que la Nouvelle Vague n’aurait jamais eu lieu sans Engel”
Racontant la fugue d’un garçon de 7 ans le temps d’un week-end et sa vie de débrouille dans la station balnéaire new-yorkaise de Coney Island, Le Petit Fugitif prédit autant la mobilité et la liberté des prises de vues d’A bout de souffle de Godard (1960) que le personnage d’Antoine Doinel chez Truffaut, soit un enfant filmé sans le regard surplombant de l’adulte. Son empreinte est telle que le cinéaste de La Nuit américaine déclara que la Nouvelle Vague n’aurait jamais eu lieu sans Engel.
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S’ensuivent plusieurs décennies qui jettent étrangement petit à petit le film dans l’oubli, jusqu’à sa ressortie pour la première fois dans les salles françaises en 2009, quatre ans après la mort du cinéaste. Toute une nouvelle génération de cinéphiles découvre alors ce bijou de modernité trop longtemps délaissé. Une partie de l’injustice autour de Morris Engel est réparée tandis qu’une autre perdure. Cette nouvelle popularité éclipsant les trois réalisations de l’auteur qui ont suivi : Lovers and Lollipops (1956 – auquel collabora, comme sur Le Petit Fugitif, sa compagne, la photographe Ruth Orkin), Weddings and Babies (1960) et I Need a Ride to California (1968).
Il aura fallu attendre ce début d’année pour que le distributeur Carlotta – le même qui était à l’initiative de la ressortie du Petit Fugitif en 2009 – lève totalement le voile sur l’œuvre du cinéaste américain avec un coffret Blu-ray accueillant l’intégrale de sa filmographie. Une redécouverte qui redéfinit plus avant l’importance du cinéaste dans l’écriture de la modernité et l’influence qui sera la sienne aussi bien en France que chez les jeunes auteurs du cinéma américain (Cassavetes, Scorsese).
Une des grandes traces laissées par l’expérience de photographe d’Engel, c’est cette formidable instinctivité des cadrages. La caméra étant capable d’exploiter l’imprévu du lieu et de ses acteur·trices tout en l’inscrivant dans des compositions formelles très réfléchies, mais jamais esthétisantes. Un cinéma du réel qui crée des décalages, des points de rencontre avec l’artifice, comme dans ces longues scènes de déambulation de personnages où le son, dénué de sa prise directe, est recouvert d’une piste musicale.
New York, un immense plateau de cinéma
Ce qui frappe également, dans les films d’Engel, c’est ce rapport viscéral au lieu. C’est le territoire qui semble accoucher d’une histoire et non l’inverse. Les récits de ses films – le plus souvent basés sur la recherche d’une personne en fuite ou égarée – permettent d’étirer les déplacements des personnages tout en leur faisant reproduire les mêmes itinéraires ; ainsi, la caméra peut établir une topologie extrêmement précise du lieu.
D’une plage bondée le week-end à Coney Island dans Le Petit Fugitif au New York touristique fixé par l’œil d’un local dans Lovers and Lollipops, jusqu’au Little Italy bouillonnant de Weddings and Babies, comme tout droit sorti des premiers Scorsese, Engel capte le pouls d’une rue ou d’un quartier jusque dans ses détails les plus infimes, avec la précision et la patience du documentariste. Les spectateur·trices non-new-yorkais·es mais suffisamment attentif·ves pourraient tout à fait être capables, à l’issue de ses films, de relier les différents lieux et d’établir une cartographie mentale d’un New York qui est décidément, et pour toujours, un immense plateau de cinéma.
Outside œuvres complètes de Morris Engel & Ruth Orkin. En coffret Blu-ray (Carlotta) le 10 mars, 40 €
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