L’écrivain de science-fiction publie un premier livre adressé aux jeunes : Scarlett et Novak. Un thriller efficace, qui alerte sur les dangers de l’addiction aux smartphones.
C’est une course effrénée, haletante, désespérée qui nous saisit dès les premières pages de Scarlett et Novak. Un jeune homme – Novak – tente de fuir, guidé par la voix féminine de son “Brightphone” – un smartphone amélioré via une intelligence artificielle (IA) omnisciente. Reconnaissance faciale des poursuivant·es, analyse du chemin optimal pour leur échapper et du rythme cardiaque de Novak : cette IA futuriste “Scarlett” décrypte tout, augmente la réalité et donne à son propriétaire l’illusion d’avoir des superpouvoirs. Novak se rendra compte de son erreur quelques minutes plus tard, et mesurera à quel point son extrême dépendance – proche de la fusion aliénante – vis-à-vis de Scarlett l’a rendu vulnérable.
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“Une tristesse sommitale””
Ce premier livre de jeunesse d’Alain Damasio, auteur de SF culte (La Horde du Contrevent, Les Furtifs), pourrait tout aussi bien s’adresser à des adultes. De fait, le texte d’origine, écrit en 2014 pour le site 01.net sous le titre “Novak et son Ai-Phone” (“Ai” pour “Artificial intelligence”), était une nouvelle très énervée en réaction à la sortie d’un nouvel iPhone. “C’est un texte au vitriol sur l’aliénation au smartphone, et sur cette fascination primitive que les gens avaient. A l’époque, les geeks se couchaient par terre à l’entrée des magasins. J’ai toujours trouvé que le culte pour des objets de consommation était d’une tristesse sommitale”, nous explique Alain Damasio, qui depuis son premier roman, La Zone du dehors, construit une œuvre critique des sociétés de contrôle.
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Très légèrement retouché pour cette publication aux éditions Rageot, Scarlett et Novak se présente comme une nouvelle dystopique et cauchemardesque, d’une lecture très accessible pour les adolescent·es, sur un sujet qui les concerne intensément. “Cela me plaisait d’entrer dans l’univers jeunesse avec un axe politique”, relate Damasio. “La réflexion politique n’est pas réservée aux adultes. C’est bien de l’insinuer déjà chez les ados, et d’autant plus en parlant de l’outil le plus quotidien et le plus central de leur existence, l’objet pour lequel ils ont le plus d’amour et d’interactions : le smartphone”.
Un “objet de contrôle librement choisi”
Lui-même fait partie des rares personnes à ne pas posséder de téléphone portable, cet “objet de contrôle librement choisi”, vecteur de traçage étatique et commercial. Il en préserve aussi ses deux filles, âgées de dix et treize ans. La plus grande n’aura le droit d’en avoir un que lorsqu’elle sera en seconde. “L’adolescence est un âge où il faut maximiser l’ouverture directe aux autres, à la nature, au vivant”, plaide l’écrivain. “Il ne faut pas leur donner un Smartphone à ce moment charnière, qui est aussi celui des fragilités, où tu te constitues au niveau de l’identité. Si tu fais rencontrer cet objet à tes gamins trop tôt, ils vont s’abriter derrière, et se protéger d’un ensemble de rapports à l’altérité, aux moqueries, à la différence… C’est pénible, mais c’est ça qui t’aide à devenir quelqu’un. Le smartphone abrite, et je n’ai pas envie qu’elles s’abritent”.
A l’heure de l’appli “TousAntiCovid”, alors que la société du “sans contact” s’accélère sous l’effet de la pandémie, le parti-pris est obstinément à contre-courant. Mais Damasio s’inscrit dans un courant de pensée critique qui, de Deleuze à Yves Citton en passant par Baptiste Morizot, est de plus en plus audible et écouté. Ce courant défend une reconnexion sans filtres au vivant, des égards ajustés à l’altérité, et une critique générale de l’idée que le progrès passerait forcément par la technologie.
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Sécurité VS liberté
L’actualité de la loi Sécurité globale souligne une emprise techno-sécuritaire de plus en plus ferme, qui ne lasse pas d’interroger l’écrivain : “La grosse question c’est : pourquoi la pulsion vitale, native, de la liberté, est devenue beaucoup plus faible que le goût de la sécurité ? La sécurité a gagné dans cette lutte séculaire à partir du moment où le néolibéralisme est devenu important, dans les années 80-90. Si des lois sécuritaires passent inlassablement, c’est que la population est amorphe, qu’elle les veut, qu’elle les souhaite inconsciemment, qu’elle n’est pas choquée. C’est ce qui me choque. Je pense que l’accroissement des modes de confort et de protection, et le vieillissement de la population, ont dévitalisé l’Occident. On vit, on réagit et on construit politiquement les choses pour une population vieille, et pour des vieux jeunes.”
Gageons que Scarlett et Novak provoquera un electrochoc salvateur chez ses lecteurs·rices.
Scarlett et Novak, de Alain Damasio, éd. Rageot, 4.90 €
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