Dans ‘Joseph Anton’, Rushdie raconte comment il vécut, au jour le jour, sa condamnation à mort par Khomeiny. Un livre-événement qui témoigne de ce moment, 12 ans avant le 11 septembre 2001, où le monde à basculé.
Le livre le plus attendu de Salman Rushdie depuis la parution des Versets sataniques en 1989 sort aujourd’hui dans le monde : intitulé Joseph Anton (Plon) du nom de code que Rushdie s’était choisi durant ces années de planque pour échapper à la fatwa lancé par l’Ayatollah Khomeiney contre lui pour cause de blasphème.
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« Nous avons choisi un lancement mondial et sous embargo, explique son agent Andrew Wylie à New York, parce que le livre contient beaucoup de mauvaises nouvelles. Et puis parce que nous voulons le vendre – et nous voulons le vendre parce que c’est un livre important : il raconte un moment clé de notre histoire contemporaine. La Fatwa contre Rushdie annonçait le 11 Septembre 2001. »
Preuve que le monde d’aujourd’hui commençait avec la Fatwa bien avant le 11 Septembre, c’est que la prime pour la tête de Rushdie vient d’augmenter, non pas par rapport au livre Joseph Anton auquel presque personne n’a eu accès jusque là, mais à cause des troubles dans le monde arabe suscités par le film Innocence of Muslims, film s’attaquant à l’Islam. En Libye, l’ambassadeur américain et quelques uns des ses collègues viennent d’être assassinés en signe de protestation à ce film.
Si Joseph Anton commence en 1989 à Londres et s’achève en 2001 aux États-Unis, il aurait bien pu se poursuivre jusqu’à 2012 : La fondation 15 Khorad, qui avait mis la tête de l’écrivain à prix en 1989, vient d’augmenter sa mise de 500 000 dollars et offre aujourd’hui 3,3 millions de dollars pour tuer l’homme condamné à rester le symbole d’une liberté d’expression et de pensée de moins en moins tolérée en terres d’Islam.
« Quelque chose de nouveau était en train d’arriver, écrit Rushdie dans son livre. Cela se répandait à la surface de la terre, mais personne ne voulait le savoir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : Islamophobie. »*
Dans Joseph Anton, Rushdie parle de lui à la troisième personne, comme s’il était devenu, par la contrainte de la Fatwa, un autre que lui-même, un « homme invisible » privé de sa liberté par une instance supérieure, un Dieu sans miséricorde, dont il ne valide ni ne légitime l’existence, pas plus que quiconque ne devrait le faire : « À quel moment, voulait-il savoir, était-ce devenu irrationnel de ne pas aimer la religion, n’importe quel religion, voire même de ne pas l’aimer avec véhémence ? Depuis quand les histoires magiques des superstitieux ont été placées au-dessus de tout esprit critique, de toute satire ? Une religion n’était pas une race. C’était une idée, et les idées se maintenaient (ou sombraient) parce qu’elles étaient suffisamment fortes (ou trop faibles) pour supporter la critique (…) » *.
Le témoin d’une régression
Joseph Anton est un livre important parce qu’il témoigne des tous débuts de ces changements dans le monde, de cette régression, que beaucoup ne saisirent pas alors – sauf Rushdie lui-même. Aucun membre du gouvernement Thatcher ne le reçut alors ou ne vint le voir dans ses nombreuses planques (il doit changer d’habitation toutes les semaines). Nombre de ses éditeurs refuseront de publier les Versets sataniques en livre de poche et nombre d’entre eux refuseront son nouveau texte, Haroun and the Sea of Stories. Beaucoup d’écrivains (John Le Carré, John Berger, etc.) lui reprocheront de l’avoir bien cherché.
Comme on peut dire que c’est face à un problème que ceux qu’on aime se révèlent, l’affaire de la Fatwa aura été pour Rushdie le miroir tendu à toute une société encore inconsciente des dangers du fanatisme et du terrorisme : pour nombre de politiques, journalistes et hommes de lettres, Rushdie est devenu un problème. De victime, il sera passé à paria. Bon à être oublié. Quelques amis quand même, un nouvel amour, des soutiens d’écrivains dont Nadine Gordimer – mais la solitude reste immense. Personne, au fond, ne semble comprendre ce qui se joue vraiment, personne ne peut imaginer ce qu’il endure. Planques, policiers en permanence jusque dans sa cuisine, visites quasi impossibles à son fils Zafar, et peu à peu oubli et indifférence.
Quelques-uns seront quand même là, dont le Parlement international des écrivains mené par Christian Salmon. Récit de l’intérieur, forcément triste, d’un homme condamné à l’incompréhensible – jusqu’au 11 septembre 2001 où le monde entier saisit violemment, collectivement, le basculement dans une ère de la peur que l’écrivain avait jusque-là enduré seul. Ou presque : d’autres écrivains ont eu à subir menaces d’emprisonnement ou procès, de Rabelais a Dostoïevski, et Rushdie avoue avoir été aidé en pendant à eux. Et par la grâce de quelques fidèles – Bill Buford, Andrew Wylie, Elisabeth West -qu’il épousera- et quelques autres amis. Sans oublier la police spéciale en charge de sa protection, qu’il remercie particulièrement à la fin du texte, seuls noms qu’il a changés, sans doute pour, à son tour, les protéger.
Nelly Kaprièlian
* Les extraits du livre ont été traduits par Nelly Kaprièlian, qui n’a eu accès qu’à la version originale du livre.
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