Le cinéaste égyptien Yousry Nasrallah, auteur d’ »Après la bataille », premier film de fiction sur la Révolution de 2011 (sortie le 19 septembre), commente les vagues de violence déclenchées par le film américain « L’innocence de l’Islam » et les conséquences de cette affaire sur la politique intérieure de l’Égypte.
« J’ai essayé de regarder le film, je n’ai tenu que cinq minutes. C’est grotesque. Mais peu importe. Ce qui est intéressant, c’est d’apprendre que cette chose était sur YouTube depuis juin dernier. C’est évidemment un prétexte, un instrument, pour opérer un effet de communication autour du 11 Septembre. Les salafistes se sont emparés du film, l’ont diffusé intégralement sur une de leurs chaînes de télé. Ils l’ont fait pour créer une situation de crise et ont stratégiquement choisi la date pour initier cette crise et en faire un symbole.
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La grande question pour moi maintenant, c’est de savoir de quelle façon ces événements vont infléchir la réflexion qui se pose aujourd’hui en Égypte sur la citoyenneté, à savoir l’égalité des droits de tous les Egyptiens, quelle que soit leur confession. La constitution qui est en ce moment à l’étude doit faire des propositions en ce sens. Nul doute que cette histoire va tendre la question.
« Cette histoire infantilise les musulmans »
Les salafistes sont jaloux du soutien des USA qu’ont obtenu les Frères musulmans. Du coup, ils ne cessent de les confronter à des situations qui les obligent à se radicaliser. De fait, les Frères musulmans n’ont pas pris une position ferme dès le début. Ils n’ont pas dit que ces violences à l’égard des ambassades américaines étaient inadmissibles. Les déclarations du président du Parti de la liberté et de la justice, Mohamed Morsi, sont venues très tard, et c’était de la pure langue de bois. Il a exprimé en anglais des propos appelant à l’accalmie, mais sur son Twitter en arabe, il a dit tout le contraire, a appelé à une manifestation place Tahrir pour protester contre l’insulte…
Ce qui se joue, en fait, c’est une contre-révolution menée par les salafistes. La grande manifestation de protestation contre ce film était en fait l’expression d’un refus de la citoyenneté. On remet au centre du débat la relation chrétiens/musulmans, au détriment de celle d’un peuple égyptien.
Tout mon cinéma travaille à essayer d’extraire le peuple égyptien de la place de la victime. Hors, cette histoire infantilise totalement les musulmans. C’est comme s’il suffisait d’appuyer sur un bouton pour programmer leur comportement. Ça profite à tous ceux qui souhaitent que les musulmans soient perçus (et se perçoivent) comme des créatures démoniaques, qui brûlent, pillent et tuent.
Autre conséquence très grave : l’usage que font les islamistes de ce film, le montrant comme l’exemple ultime de là où mène la liberté d’expression. Liberté d’expression équivaut à athéisme, blasphème… Et derrière la liberté d’expression, c’est la laïcité et la démocratie qui sont désignés comme le mal qui conduit vers l’offense faite à l’islam.
Les Frères musulmans ont en fait voulu jouer le même jeu que Moubarak. Ce jeu consiste à laisser les choses dériver un moment, pour que s’exprime un peu de haine, confessionnelle ou anti-américaine, avant de reprendre les choses en main. C’est ce que faisait Hosni Moubarak pour conforter ses négociations avec les USA et la banque mondiale. Il pouvait dire « Regardez, les gens ne sont pas contents, ça va exploser… » Il pensait avoir la main, et ça a fini par lui exploser à la figure. Ce qui est positif, c’est que ça ne marche plus. On voit bien que les Frères musulmans ont été débordés par ces manifestations, qu’ils ne peuvent plus les contrôler. Les débordements sont abominables. J’ai vu une vidéo terrifiante où un chrétien se fait pratiquement lyncher dans sa maison. Il est jeté dans une voiture de police, agressé au poste, son cou est entaillé… Ça s’est passé jeudi soir. Les gens qui le battent scandent « Dieu est grand, fils de chien ! ». On voit bien que le pouvoir en place qui essaie de faire un usage personnel de ce fanatisme ne pourra pas longtemps canaliser leur violence. »
Recueilli par Jean-Marc Lalanne
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