Cette semaine à Bercy, le hip-hop extravagant d’Outkast pourrait bien, avec ses boucles moelleuses et ses rimes impossibles, voler la vedette à Eminem. Car depuis le récent Stankonia, album funky imparable, le duo d’Atlanta a le feu sacré aux trousses. Nuit noire depuis deux bonnes heures. Les épais rideaux des derniers commerces ouverts ce 13 […]
Cette semaine à Bercy, le hip-hop extravagant d’Outkast pourrait bien, avec ses boucles moelleuses et ses rimes impossibles, voler la vedette à Eminem. Car depuis le récent Stankonia, album funky imparable, le duo d’Atlanta a le feu sacré aux trousses.
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Nuit noire depuis deux bonnes heures. Les épais rideaux des derniers commerces ouverts ce 13 janvier à Fieberbrunn, Autriche, de semi-rustiques hôtels-restaurants pour la plupart, sont déjà tous tirés sur de confortables salons peuplés de touristes en pull-over rassasiés. A l’entrée du village, entre deux toits voilés de neige sombre, une minuscule affiche couverte de givre indique qu’Outkast se produira bien ce soir dans cette petite station familiale assoupie aux pieds des pré-Alpes autrichiennes. Nous voilà rassurés. Ou presque : à cent kilomètres à peine d’Innsbruck et de Salzbourg, le duo star de la scène rap d’Atlanta, dont l’avant-dernier album, Aquemini, s’est tout de même vendu à plus de trois millions d’exemplaires, a curieusement droit à moins d’égards publicitaires que le pousse-disques local, ce DJ Rider sans doute très compétent, dont le nom s’affiche en lettres de néon bleu sur l’imposant fronton du Riverside Saloon, la boîte top branchée du coin. Quatre heures avant que Big Boi (Antwan Patton) et André 3000 (André Benjamin) ne montent sur scène, la présence même d’Outkast à Fieberbrunn, étrangement désert, est déjà une incongruité qu’il ne faudra pas manquer de soumettre aux scénaristes d’X-Files. Mais il se trouve que depuis dix ans, Fieberbrunn accueille une étape de la Coupe du monde de snowboard. Compétition qu’Outkast est cette année chargé on ne saura jamais vraiment pourquoi de clore symboliquement, juste après que les trois MC viennois d’Aphrodelics et leur boucles radioactives ont en vain tenté d’entamer la charpente du petit chapiteau sous lequel se produira le duo dans quelques minutes maintenant. Minutes pendant lesquelles on aura tout le temps de prendre la mesure du défi que le groupe de rap le plus émancipé et le plus innovant croisé dans les bacs ces dernières années s’est aujourd’hui lancé, quelques semaines avant d’assurer les premières parties de la première grande tournée européenne d’Eminem.
Big Boi : « C’est la quatrième fois seulement que nous jouons en Europe et la toute première fois en Autriche. Ce soir, outre la barrière de la langue, nous nous produisons devant un public qui n’est pas vraiment le nôtre aux Etats-Unis. Nous avons tous les deux le trac, comme à chaque fois avant d’entrer sur scène, mais nous croyons au potentiel de notre musique. Elle parle d’elle-même. Nous savons que si les gens ici ne comprennent pas nos textes, ils finiront quand même par faire l’effort d’écouter ce que nous disons lorsqu’ils seront pris par le funk. C’est de cette façon que nous envisageons les choses : si les gens adhèrent à notre musique, alors ils adhéreront à notre message. Les deux sont indissociables. La scène est une chose trop importante pour que nous nous contentions de livrer aux gens le minimum syndical : c’est le seul endroit où j’ai vraiment l’impression d’être moi-même, d’être vivant, où je suis capable de me laisser complètement aller. Mais pour donner un bon concert, nous avons besoin d’être mis en confiance. Il ne s’agit plus de musique, mais d’énergie brute : plus le public nous en renvoie, plus nous avons envie de lui en donner en retour. »
Le public est majoritairement masculin et blanc même si une bonne douzaine de petits hommes blonds se sont déjà mêlés à la foule, clones approximatifs d’Eminem vraisemblablement passés du krautrock au krautrap en moins de temps qui leur en a fallu pour transformer leur coupe de cheveux beckenbauerienne en casque d’or signe de ralliement des fans du rappeur blanc de Detroit.
Sur disque, Outkast n’utilise pas de samples. Sur scène non plus. Alors que l’obscurité tarde à gagner les ailes de la tente, le groupe qui accompagne Big Boi et André 3000 en tournée depuis quelque temps déjà commence à se mettre en place : un, puis deux guitaristes, un DJ, trois choristes. Soit pas moins de six musiciens au total, formation minimale, nous expliquera plus tard Big Boi, habituellement complétée par un percussionniste et quatre danseurs. Pour un simple concert de rodage, Outkast n’a pas chipoté sur les moyens. Sur les effets non plus, alors que les deux MC qui lanceront cet été leur propre marque de prêt-à-porter font enfin leur apparition dans leurs nouvelles tenues de scène. Une fourrure claire format diva pour Big Boi, une gabardine sudiste comble de l’ironie pour le très clintonien André 3000, dont la coupe afro nitroglycérinée menace de prendre feu dès les premières mesures de Gasoline dreams. Une attaque en règle contre le mythe du pays des libertés individuelles et premier morceau du quatrième album d’Outkast, cet impressionnant Stankonia sorti en novembre dernier. Disque dont on aura tardé à jauger l’importance, mais dont les évidentes qualités d’écriture et de mise en sons surclassent de très loin l’ensemble de la production rap contemporaine. Disque éclipsé l’an passé par le retour événement des vétérans De La Soul et des canailles du Wu-Tang Clan, qui ont l’un et l’autre à leur façon gravé sur vinyle l’histoire du hip-hop, alors qu’Outkast est, depuis six ans, tout simplement en train d’en écrire le futur. Six années que le prolifique duo, fer de lance de la fameuse Dungeon Familly, aux créneaux de laquelle on retrouve la crème du dirty south hip-hop (Goodie Mob en tête), survolera ce soir avec une funkadélicieuse jubilation, alternant freestyles inspirés, titres hardcore et ambiances franchement soul. André 3000 : « Nous avons tous les deux grandi à Atlanta où, depuis des années, les gens écoutent ce qui se fait à l’Est, qui revendique la paternité du hip-hop, et à l’Ouest, où l’on fait de l’argent en produisant du rap léché qui plaît aussi aux Blancs et aux Latinos. Si le Sud est aujourd’hui devenu un endroit aussi stratégique sur la carte du hip-hop, c’est que les gens ont su intégrer le meilleur de chaque style, en l’accordant avec ce qui fait la spécificité de cette région des Etats-Unis, berceau de la musique noire américaine, du blues, du gospel et de la soul. En ce qui concerne Outkast, je dirais que notre approche musicale s’inscrit dans une tradition du mélange des genres telle qu’ont pu la définir des artistes comme Hendrix, Sly Stone, George Clinton ou encore Prince sur Sign’O the times. Des types capables de prendre toutes les libertés avec la musique et dont les disques sonnaient comme rien de connu à l’époque. »
Des libertés, Outkast en prendra aussi ce soir avec la raison, enchaînant sans lever le pied une grosse douzaine de titres devant un public vite conquis et se payant le luxe de nous faire patienter plus d’une heure avant de sortir de sa manche ses deux derniers atouts : Mrs Jackson, son imparable dernier single, et l’incendiaire BOB (Bombs over Baghdad), où Parliament et Roni Size jouent à saute-mouton sur des missiles à têtes nucléaires, qui clôt dans un solaire éclair de lumière orange la prestation du groupe. Ce soir, c’est un authentique groupe de funk que nous avons vu sur scène.
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