Chaque lundi, Les Inrocks vous propose de découvrir une œuvre d’art. Cette semaine, numéro spécial sexe oblige, laissez vous fasciner par l’oeuvre vidéo Deep Inside (2005) de l’artiste française Camille Henrot, où comment re-poétiser un porno poussiéreux.
Pleurer devant un porno ? Pourquoi pas. Pleurer devant un porno aux allures seventies et artisanales où la répétition des enchaînements le cède bientôt à l’ennui ? Tout de suite, c’est moins sûr. Camille Henrot relève le défi et nous arrache presque une larme, avec Deep Inside – vidéo coloriée et mise en musique par Benjamin Morando et Nicolas Ker.
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Sa carte blanche au Palais de Tokyo à l’automne dernier nous l’a montré (Days are Dogs), Camille Henrot aime se saisir du matériau quotidien que charrie la modernité (spams, news télé…) pour l’explorer et le ré-exploiter, en faire une force de frappe poétique, politique ou juste cynique. Une fois n’est pas coutume, dans Deep Inside l’artiste déroule la pellicule d’un film porno – déniché en brocante – pour le colorier au feutre noir, reconstruire une histoire animée et imagée sur celle, bien plus triviale et normée, du scénario sexuel. S’y adjoint une bande-son mélancolique et entêtante aux paroles déchirantes et, quand elle est exposée, une salle obscure, feutrée et baignée de lumière rouge. D’un produit filmique et pornographique bien banal, la vidéo se transforme en un réceptacle émotif non feint, entièrement fondé sur la juxtaposition.
Refaire l’histoire
Du film pornographique, Camille Henrot réécrit le scénario. Il ne s’agit plus donc de corps, de pénétrations et de jouissance, mais bien de sentiments : la tristesse et la douleur non simulées d’un amour absent, déçu ou impossible. En recomposant au feutre l’histoire du film, image après image, l’artiste nous raconte un amour qui fait mal, qui brûle le cœur comme les flammes qu’elle dessine, et qui fait couler les larmes d’yeux hagards, complètement désemparés. Le physique ne compte plus, il s’imprime en toile de fond et c’est à peine si on s’y arrête encore. On tente au contraire de s’approprier le récit de ces deux visages séparés, d’où l’amour s’est évanoui comme chacune des lettres dessinées une à une sur la pellicule. Dont la volupté le dispute à la brutalité de l’acte sexuel – performatif – qu’elles révèlent en s’évaporant.
Dans l’histoire refaite, tout s’inverse. Le rapport physique devient support d’une déchirure émotionnelle, l’excitation se fait mélancolie. Et la pénétration n’est plus celle du corps par un sexe mais celle qu’opère le manque de l’être aimé sur nos âmes fragiles. En refaisant l’histoire, Camille Henrot détourne l’objet même qu’est le film pornographique : censé conduire à la jouissance par l’excitation voyeuriste, le film opère alors comme un miroir introspectif, ravivant la flamme des souffrances enfouies, excitant les langueurs masochistes de la tristesse.
Porno-poésie
Outre ce qu’on y lit, il y a dans Deep Inside, ce qu’on y voit : un objet créatif à part entière. Une immersion ouatée dans une pornographie bien mécanique, repoétisée à l’image et au son. Juxtaposer des formes animées, rondes et ondulantes à la crudité des images pornographiques permet de les annihiler, de rendre leur virulence bien plus douce. La bande-son achève ce procédé en nous emportant dans un tourbillon ternaire qui berce et hypnotise l’oreille, nous raconte le deep inside de l’esprit, pas du corps.
Le recours à une forme enfantine, originelle, interroge aussi notre rapport à une sexualité brute, directement capturée par la pellicule. En la masquant, la remettant en scène par les volutes du crayon – d’une main caressante à des vols d’oiseaux – Camille Henrot instille au rapport physique une forme de tendresse dont est dénué le genre. Un ovni porno à la poésie distillée, pour exciter les romantiques et les écorchés vifs.
Deep Inside : Vidéo, feutre sur pellicule, 7′. Musique de Benjamin Morando. Chanson écrite par Nicolas Ker & Camille Henrot © Camille Henrot Courtesy of the artist and kamel mennour, Paris/ ADAGP, Paris, 2018
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