Depuis les révélations du Monde le 18 juillet, « l’affaire Benalla » – du nom d’un proche collaborateur d’Emmanuel Macron filmé en train de frapper un manifestant lors du 1er mai – suscite un scandale sans précédent. De quoi faire élever quelques voix arguant que, d’habitude, peu sont les personnes à s’émouvoir des violences policières… et que tout cela serait a fortiori significatif de leur banalisation dans notre société. Nous en avons discuté avec le chercheur Fabien Jobard, co-auteur d’une Sociologie de la police en 2015.
Le 18 juillet, Le Monde identifiait sur une vidéo Alexandre Benalla, un proche collaborateur d’Emmanuel Macron, en train de frapper un jeune homme qui avait préalablement lancé des projectiles en direction des CRS, lors de la manifestation du 1er mai, à Paris. Affublé d’un casque à visière fourni par les forces de l’ordre, ainsi que d’un brassard “Police” et d’une radio (dans une interview exclusive au Monde, Alexandre Benalla vient de donner sa version sur leur provenance ndlr), ce chargé de mission adjoint au chef de cabinet du président n’était censément là qu’en tant “qu’observateur”. Il avait à l’époque écopé de quinze jours de suspension (mais a quand même touché intégralement son salaire sur cette période ndlr).
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Depuis les révélations du quotidien du soir sur ce que les forces politiques d’opposition qualifient de “scandale d’Etat”, le chargé de sécurité du président a été licencié par l’Elysée et a été mis en examen, tout comme quatre autres personnes. Mais au-delà de cette affaire, des voix se sont élevées pour dénoncer le fait qu’elle serait par ailleurs significative d’une banalisation des violences policières dans notre société, cf. par exemple cet édito d’Hervé Kempf sur le site Reporterre. Pour prendre de la perspective sur le sujet, nous nous sommes entretenus avec le directeur de recherches au CNRS et chercheur affecté au Centre Marc Bloch à Berlin, Fabien Jobard, auteur de Bavures policières ? La force publique et ses usages (éd La Découverte, 2002) et co-auteur d’une Sociologie de la police (éd Armand Colin, 2015).
Que vous inspire cette affaire, qui semble avoir montré des dysfonctionnements, tant du côté de l’Elysée, du Ministère de l’intérieur que de la préfecture de police ?
Fabien Jobard – Je dirai que cela m’inspire l’impression d’un vrai amateurisme. Le fait qu’un collaborateur de l’Elysée sollicite la préfecture afin d’être observateur aux côtés de policiers lors d’une manifestation n’a en soi rien d’exceptionnel [Alexandre Benalla, lui, assure au Monde avoir été invité par le chef d’état-major à la préfecture de police, ndlr]. Cela ne suppose pas logiquement la mobilisation de toute la chaîne hiérarchique comme on a bien voulu le faire croire et comme ils jouent tous à le faire croire. J’ai déjà été en observation sur des manifestations auprès de policiers, ça n’a jamais pris ce caractère formel. En revanche, j’étais équipé d’un gilet par balles, mais jamais évidemment d’un équipement avec insigne et écusson apparents. Il y a donc là effectivement un problème, un problème aussi avec la liaison radio avec la salle de commandement ou l’Etat-major….
Après, évidemment, on est dans une dimension qui dépasse celle du maintien de l’ordre, et qui est celle de la relation d’Alexandre Benalla avec son supérieur, ou avec sa maison, ou avec son palais. Et puis, je pense qu’on est aussi aujourd’hui sur quelque chose d’un peu particulier, qui est un rapport jamais très clair des politiques avec la violence, la virilité ou la masculinité… Il y a une quinzaine d’années, on a assisté à un retour d’un vocabulaire politique que l’on avait sûrement oublié, qui était celui des années 1970 : un vocabulaire très guerrier, martial, viril. Avec notamment Nicolas Sarkozy, qui, par le passé, a fait des démonstrations de virilité dans sa “reconquête des quartiers” etc, en tant que “premier flic de France”, alors que non : justement, à l’époque, en tant que Ministre de l’intérieur, il était une autorité au-dessus de la police.
Tout cela montre une fascination un peu puérile des politiques pour le côté obscur de la force, en quelque sorte. Je ne sais pas d’où vient cet Alexandre Benalla, ce qu’il a fait, mais manifestement ses états de service sont qu’il est gendarme réserviste, qu’il a une corpulence imposante, et qu’il va au contact. Manifestement, – sauf informations complémentaires, encore une fois on ne sait pas grand chose sur lui et sur sa relation avec Macron – cela suffit à faire de lui une personne indispensable dans le dispositif présidentiel. C’est quand même très inquiétant. Et cela nous ramène à un temps, où au début des années 1970, il s’agissait d’aller faire la chasse aux étudiants, ne pas se laisser démettre face aux intellos du quartier latin, et où on avait d’un côté l’intelligence, l’université ou la critique et, de l’autre, la politique, c’est-à-dire la force, le réalisme. Cette dichotomie-là me semble très structurante dans la vie politique française ; et je trouve qu’Alexandre Benalla, ou en tout cas la relation qu’il a avec le président de la République, n’est qu’une expression parmi d’autres de ce phénomène-là.
Dans une tribune récemment publiée dans Libération, Jérémy Robine, Maître de conférences à l’université de Paris VIII, estime que cette affaire serait significative de “la persistance d’une archaïque police d’Etat”, où le rôle de la police serait avant tout “de protéger l’Etat, c’est-à-dire le pouvoir et ses intérêts”. Qu’en pensez-vous ?
Il a raison sur le fond : la police française a une tradition de protection, voire d’obsession de l’Etat, qui se tourne vers lui plutôt que vers les citoyens, et qui est plus préoccupée voire obsédée par la notion d’ordre public plutôt que par celle de paix publique. Mais elle n’a pas besoin d’un Alexandre Benalla pour ça. On est de toute façon dans une opération de maintien de l’ordre et, par définition, une opération de maintien de l’ordre n’est pas une opération de police de proximité ou autre, c’est une opération au cours de laquelle on va protéger l’ordre public et protéger les intérêts du gouvernement face aux contestataires. De ce point de vue, Alexandre Benalla vient plus troubler les opérations en cours qu’il ne vient apporter une contribution positive. Benalla, à côté de ça, c’est le bordel ! Il n’y a qu’à voir la réaction des syndicats de police, qui sont assez significatives de ce point de vue : on les a vu quand même se délecter, notamment Yves Lefebvre [secrétaire général de l’unité police FO, qui a été interrogé par la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire, ndlr], de pouvoir enfin relever la tête : pour eux, c’est un fauteur de trouble.
Et ce qui est intéressant, cela étant, c’est que dans les pays du Commonwealth par exemple, on est sur un autre modèle de police concernant le maintien de l’ordre. On est sur ce qu’on appelle là-bas le principe d’autonomie, c’est-à-dire qu’en matière de maintien de l’ordre, il serait par exemple inconcevable qu’on ait un Ministre de l’intérieur dans la salle de commandement [ce qui a éte le cas avec Gérard Collomb au soir du 1er mai, ndlr]. C’est tout à fait impossible. En France, on est de toute façon dans une tradition où la police est intimement liée au politique. Le statut même du préfet est particulier de ce point de vue-là : il est nommé en conseil des ministres, il est sous l’autorité du Premier ministre par délégation du ministre de l’intérieur. En Allemagne par exemple, son équivalent est certes désigné par le pouvoir politique mais, une fois qu’il est désigné, il jouit d’une indépendance politique qui définit sa police, notamment en matière de maintien de l’ordre. Donc de toute façon, il y a une nature toujours très politique – au sens de gouvernementale – de la police en France. Evidemment, encore une fois, qu’il y ait Alexandre Benalla ou pas, ça ne change rien. D’ailleurs tout le monde s’est interrogé sur la présence de Monsieur Benalla dans la salle de commandement, alors que personne ne s’interroge sur la présence du Ministre de l’intérieur. En France, c’est quelque chose de naturel, pour une raison également historique qu’il ne faut pas négliger : « police autonomy » signifierait en Français “indépendance policière”, et donc impliquerait que l’on concède que les corps armés et dépositaires de la force puissent être autonomes. Or, en France, on a le spectre du coup d’Etat etc, qui ont été assez nombreux dans notre pays.
L’affaire Benalla suscite un réel scandale. Des voix se sont cependant élevées pour dénoncer le fait que, d’habitude, peu nombreuses sont les personnes à s’émouvoir des actes de violence commis par le corps policier, lors de manifestations par exemple, et que nous ferions a fortiori face à une banalisation des violences policières dans notre société. Qu’en pensez-vous ?
Disons qu’en France, il y a des images que l’on voit de manière très régulière et qu’on ne voit pas du tout par exemple en Allemagne, où j’habite depuis quatre ans. Les images de violence policière sont effectivement très fréquentes, en tout cas le Printemps 2016 et l’été 2016 ont été caractérisés par la virilité du maintien de l’ordre, et aussi la récurrence des épisodes de casses, de frictions, de dégradations – et je ne dis pas de violence, car j’emploie ce mot pour désigner des actes qui visent des personnes, pas des biens. La conflictualité politique en France passe très vite par la rue. Et il y a un autre type de violences policières auxquelles on est habitués, sans pour autant que le potentiel de protestation qu’elles génèrent ne s’érode : celles contre les jeunes de banlieue, notamment des descendants de l’immigration africaine. Ce week-end, en pleine affaire Benalla, il y a eu la marche hommage à Adama Traoré… Mais ce sont des choses qui sont souvent beaucoup documentées, reprises par la presse… Il y a une attention publique face aux violences policières qui est forte en France, et tant mieux : la société, c’est-à-dire les journalistes, les militants, les proches des affaires concernées veillent… En France, l’actualité policière, l’importance de la police dans l’actualité, dans la vie de la société, est considérable. Pour reprendre l’exemple de l’Allemagne, ici, on ne parle jamais de la police.
Justement, lors de cette marche blanche pour Adama Traoré, jeune homme décédé dans des circonstances troubles il y a deux ans à Persan lors de son interpellation par des policiers (qui n’ont toujours pas été mis en examen), on pouvait lire sur des pancartes : “L’Etat protège des Benalla, nous on veut sauver des Adama”. Considérez-vous que nous sommes face à un deux poids, deux mesures ?
En réalité non. Je comprends que l’on puisse user de la rime à des fins de mobilisation, ce qui est normal, mais la réaction par rapport à l’affaire Benalla est gigantesque. Là, il y a une fraction de l’Etat, à savoir la présidence de la République ou ce qu’il en reste, qui essaie de protéger le garçon, mais pour le reste, une commission parlementaire s’est réunie cette semaine, il y a eu des auditions dans la foulée du Ministre de l’intérieur et du préfet de police…
Ce qui est tout à fait inouï, c’est qu’on ait cette rapidité de constitution d’une équipe des autorités constitutionnelles dans le cadre de l’affaire Benalla, alors que depuis deux ans, on n’a toujours pas eu de rapport d’autopsie définitif sur les circonstances de la mort d’Adama Traoré. L’asymétrie est moins dans le fait que l’Etat ne se soucie pas d’Adama et protège Benalla, mais qu’il y a des sas sociaux à l’égard desquels les autorités constitutionnelles ont une attention très mesurée, très faible. Ce qui se passe dans les banlieues, en général est confié à l’autorité locale et on ne s’en mêle pas. Evidemment, un collaborateur du président, en plein Paris, un 1er mai, c’est autre chose…
A pu être évoquée ce qui serait la mise en place d’une “police parallèle” composée de barbouzes au plus haut sommet de l’Etat. L’Elysée dément formellement. Qu’en dites-vous ?
Il n’y a pas de police parallèle, mais une micro-police du palais, un embryon de police du palais. Il y a eu une police parallèle du temps de François Mitterrand : il avait mis en place une cellule qui était formée de policiers et gendarmes, avec la mise en oeuvre d’une dizaine d’écoutes illégales, sur la durée. La police parallèle, c’était le SAC par exemple du temps de De Gaulle et Pompidou. Benalla a lui tout seul, ça ne fait pas le SAC. En revanche, et c’est pour cela que le terme de barbouze revient, tout cela me rappelle les années gaullistes ou de sortie du gaullisme, avec une police très brutale, un personnel politique qui n’hésitait pas à employer toute une rhétorique anti-intellectuelle, anti-critique, anti-universitaire, qui privilégieait le vocabulaire de la force. Alexandre Benalla est un peu l’illustration de cela.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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