[Numéro spécial Gainsbourg] A travers le miroir à deux faces d’un duo avec Jane Birkin, Isabelle Adjani se souvient de celui avec lequel elle a enregistré son unique, et magnifique, album en 1983.
La Rupture au miroir, que Serge m’a demandé de chanter avec Jane Birkin, à l’occasion d’une émission de variétés qui lui était consacrée (en novembre 1984), est pour moi emblématique du talent diabolique de Gainsbourg.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Serge avait écrit plus tôt un scénario pour Jane et moi (intitulé Black Out), l’histoire d’un étrange trio qui se la coulait douce-amère, dans une maison hollywoodienne. Un ballet de moments désœuvrés équivoques. Un exercice de style a l’esthétique fulgurante. Une promesse de peintre.
Le film n’a pas pu être monté. Il est resté engramme dans l’imaginaire de chacun, Serge, Jane et moi.
https://youtu.be/7eexavCSSNo
Comme pour créer une trace de ce projet de cinéma à ne plus naître, et alors que ce n’était que de la télé de variétés, Serge présent sur le plateau, avait demandé à ce que notre duo de Rupture au miroir soit filmé dans une forme de cliché que les hommes se font de la sensualité lesbienne ; nous nous enlacions, proches du baiser, proches de la morsure. Cette chanson ainsi filmée, chantée par elle et moi, appartient au cinéaste Serge Gainsbourg. Mais les paroles appartiennent au cœur lyrique de Serge.
“Serge avait demandé à ce que notre duo de Rupture au miroir soit filmé dans une forme de cliché que les hommes se font de la sensualité lesbienne”
Les paroles de Rupture au miroir semblent insinuer que c’est lui qui a quitté Jane pour refaire sa vie alors que dans la vie c’est Jane qui était partie. Mais avec Serge rien n’est jamais simple, univoque ni binaire : il devient celle qui était son double et renverse la situation sans pour autant briser le miroir, sans être dupe de ce double je/jeu.
>> A lire aussi : Pourquoi “L’Homme à tête de chou” est le dernier grand disque de Serge Gainsbourg
N’est-il pas cet homme fou amoureux qui est fou de tristesse en lisant un mot d’adieu écrit au rouge à lèvres sur le miroir ?
C’est à la fois une demande de pardon et un refus de la rupture, une ambiguïté absolue qui naît de la confusion des genres.
Est-ce Jane qui quitte aussi celle qu’elle a été pour lui, Jane qui dit adieu à petite Jane pour pouvoir recommencer sa vie ? Toute la chanson inverse les codes et les genres, et l’homme devient femme, la femme devient homme : ils partagent le constat de la fin d’une magnifique histoire d’amour dont le souvenir inaltérable reste à jamais préservé par le miroir qui le retient.
“J’aurais pu griffer pour défendre Jane, tant Serge cherchait à me tenter avec des chansons faites pour elle, et elle seule, gardant son droit d’auteur comme instrument de la domination masculine”
Pour mon duo avec Jane, un seul mot a été changé dans le dernier couplet, petite Jane est remplacée par Isabelle, ce qui propulse la chanson dans une équivoque abyssale car plus qu’un amour saphique où deux femmes se disent adieu en endossant à la fois le rôle du garçon et de la fille, elle révèle la troublante genèse de ce qui, dans la chanson, m’était aussi adressé.
C’est aussi une chanson piège, une chanson qui parle autant d’amour que de trahison, un poème spirale qui enchaîne deux muses dans une relation dont on finit par confondre les protagonistes.
>> A lire aussi : Gainsbourg vu par Jane Birkin : “Il avait toujours vingt ans d’avance”
J’aurais pu griffer pour défendre Jane, tant Serge cherchait à me tenter avec des chansons faites pour elle, et elle seule, gardant son droit d’auteur comme instrument de la domination masculine, décidant au final de qui chante quoi, pour qui sont ses mots, même quand la muse, pour moi, n’a jamais été autre que Jane.
Le magistral devait revenir à Jane, muse fondamentale, et la fraîcheur ludique a moi, en écho fidèle à Rocking Chair, la toute première chanson qu’il m’avait écrite.
1983, Pull marine et Baby Alone in Babylone (album magnifique) crèvent l’écran invisible du film que Serge s’est fait, une bande originale où les mêmes thèmes se croisent et se font écho dans une compétition poétique où les actrices interprètent “fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve”, “le bonheur c’est malheureux”, “je t’ai pris entre autre pas en traître, j’ai eu tort peut-être”… Il faut toujours se méfier des aiguilleurs.
{"type":"Banniere-Basse"}