[Numéro spécial Gainsbourg] Après l’apogée Melody Nelson, l’inspiration de Serge Gainsbourg pique du nez et ses albums suivants, Vu de l’extérieur et Rock Around the Bunker, esquissent avec quelques années d’avance la silhouette de Gainsbarre, poussant la provoc jusqu’à enregistrer un disque concept autour du nazisme.
Le 22 avril 1971, Joseph, le père de Serge, meurt subitement. Deux ans plus tard, au cours de l’enregistrement de son nouvel album, il est lui-même victime d’un infarctus. Pourtant, nouveau pied de nez à la vie, Vu de l’extérieur, qui paraît en novembre 1973, est étonnamment léger. Hormis dans Je suis venu te dire que je m’en vais, qui en constitue l’introduction et la nécessité, il ne s’y retrouve d’ailleurs rien de ce qui avait fait d’Histoire de Melody Nelson une merveille.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avec leurs mélodies embryonnaires, leurs textes régressifs et leurs orchestrations pâlottes, les chansons paresseuses qui le composent se démarquent résolument du luxe froid de L’Hôtel particulier et de la Valse de Melody. “Je suis venu”, déclare Serge en ouverture ; “J’prends la fuite”, conclut-il une vingtaine de minutes plus tard, à la fin de Sensuelle et sans suite. C’est dire si Vu de l’extérieur a des apparences de visite en coup de vent – et de vents, il y est assez question. Derrière les adieux répétés et les sanglots à contretemps de Je suis venu te dire que je m’en vais, c’est bien sa propre absence que proclame un Gainsbourg pas vraiment remis du crash aérien où s’est volatilisée la “mineure détournée de l’attraction des astres”.
Sifflements entre les dents et de bruits de pets
Cette absence qui mine l’album résulte de deux terreurs indissociables, celles du bonheur et de la page blanche. L’esthète n’a pas le droit de faire des concessions au réel et de vivre pleinement sa vie, son art en dépend. Or, avec Jane, Kate et Charlotte, Serge est heureux, sans doute plus qu’il ne l’a jamais été. Il joue, fait des cabrioles, rigole.
Mais quand il retrouve son piano, il perd le fil et l’effroi du vide le saisit à la gorge. Pour lutter contre cette nouvelle cruauté, la vie pervertissant l’art et non plus l’inverse, il choisit alors de régresser, de se mettre au niveau de sa nouvelle idole, “la petite poupée”, et se contente d’observer cette existence vagissante, le babil et le charabia, le pipi et le caca.
>> A lire aussi : “L’Histoire de Melody Nelson”, l’œuvre la plus aboutie de Gainsbourg
Déjà traversée de “Blop!” et de “Wizz!” en tout genre, sa langue s’enrichit de sifflements entre les dents et de bruits de pets. Mais, il ne faut pas s’y tromper, l’obsession scatologique qui sous-tend l’album tient aussi du réflexe d’horreur. Pour Serge, la nature est vile, elle sent. Et la chanson Vu de l’extérieur rappelle son credo esthétique : la forme pure, la ligne extérieure, plutôt que l’intérieur immonde du corps ou cet autre terrain vague, la psychologie.
Transformer la langue en usine à gaz revient alors à signifier l’ultime victoire de l’artifice sur la nature par la conquête du territoire le plus immonde, celui de l’arrière-train. Gainsbourg évacue ainsi la fonction naturelle du cul pour mieux y planter son (éten)dard d’esthète enragé, et tant pis si le feu d’artifice s’avère franchement foireux.
Entre indolence et indécence
Le geste sadien de dissociation entre l’orifice nettement découpé et sa répugnante déjection aura malgré tout repoussé une limite et autorisé toutes les infamies coprophages – Gainsbourg avouera à Bayon son admiration pour cette perversion, sublime à ses yeux, et que Michel Simon lui avait plus ou moins avoué cultiver. Ce n’est pas le palais de Serge mais sa langue, qui mâche et rabâche les mots les plus grossiers, qui mime dans l’onomatopée le bruit de la défécation, comme pour se surréaliser à l’instant même où elle atteint la trop réelle misère du corps.
Cependant, cette rage est molle, et le disque baigne autant dans l’indolence que dans l’indécence. Les tempi sont lents, les orchestrations peu enlevées. Bien sûr, Vannier n’est plus là pour relever la sauce, mais il ne s’agit pas que de ça. Pour la première fois, il semble surtout que Gainsbourg n’y croit pas, qu’il se sait en train de couler.
http://lesinrocks.swyp.fr/mod_traffiq/contribution.php?ID=LQ6914157C
Même Par hasard et pas rasé, qui exploite le thème, récurrent chez lui, de la découverte de l’aimée faisant l’amour avec un autre, n’a rien de tragique et préfère s’évader vers une insouciante flânerie au lieu de ressasser rageusement l’impuissance à posséder pleinement l’objet du désir. Autres chansons qui se vautrent dans l’autoparodie, Pamela Popo et Titicaca dégradent l’image de la femme fatale qu’idolâtraient Elaeudanla Teïteïa, Manon ou Initials B.B.
Un nouveau prjoet suicidaire
Le scabreux se substitue à la passion, les relents vaguement racistes à l’essence de Guerlain, le strip-tease minable à l’hallucination et le fait divers pour feuilles de chou aux mythes sauvages. Tout passe au second degré, comme si Serge se foutait de ce qui fit ses chefs-d’œuvre et suivait une voie culpabilisante, masochiste et nihiliste. L’ombre du père défunt ?
En tout cas, jamais autant que dans ce disque Gainsbourg n’aura aussi lucidement avoué faire de la merde, lui l’obsédé de pureté qui ne devait jamais se pardonner d’avoir trahi sa propre destinée de peintre. Vu de l’extérieur reste comme une tentative pour transcender cet échec et élever la damnation de l’inscription organique, et de la filiation qui découle d’elle, jusqu’à l’art.
Au cours de l’année 1974, Gainsbourg s’aperçoit rapidement que son nouveau disque, indéfendable sur les ondes et les plateaux de télé, ne va pas plus se vendre qu’Histoire de Melody Nelson. Il se lance pourtant dans un projet non moins suicidaire, un concept album sur le nazisme.
https://www.youtube.com/watch?v=KLKT3kDXnsc
A la sortie de Rock Around the Bunker en février 1975, c’est de nouveau la consternation parmi les fans. D’abord, l’habillage musical n’est pas à la hauteur : rock’n’roll désincarné, mais pas assez outrancièrement pour rivaliser avec celui de Bowie et Bolan ; les dix titres qui le composent sont platement homogènes, calqués sur un squelette harmonique immuable que revêtent tristement un piano creux, des guitares asthmatiques et des chœurs sinistres.
La “Tata teutonne” et la “baudruche d’Autriche”
Pour Gainsbourg, le nazisme est une nullité qui doit être dévoilée sans pompe, sans grandiloquence wagnérienne, dans le refus de ce qui, depuis les harangues furieuses, les défilés aux flambeaux et les défilés au pas de l’oie jusqu’aux montagnes de lunettes, de dents et de chevelures, a constitué l’un de ses plus affreux sortilèges, le spectacle. Spectacle qu’il fallait garder pour soi, bien sûr, ne pas trop exposer, mais spectacle quand même, encore offert aux yeux du bourreau-metteur en scène.
Contrairement à ceux de Visconti, qui cède encore à sa fascination pour l’opéra et les jolis hommes dans Les Damnés, les S.A. travelos réveillés au son du Nazi rock n’inspirent aucun érotisme, et leurs piteuses déambulations sont décrites sans contrastes ni instants d’intensité : de même que sa mitraillette claque sur les champs de bataille, le cul de la “Tata teutonne” pète aux chiottes, la “baudruche d’Autriche” entend des “voix off” et tout s’achève dans un “jus de papaye” sud-américain où Eichmann, Barbie et consorts coulent des jours heureux en barbotant avec de nouveaux escadrons.
Contrairement aux tenants d’une mystique perverse qui voudrait que la Shoah soit indicible au même titre que tout ce qui se rapporte au divin, Gainsbourg ne joue pas avec le silence ; il dit la folie, le chaos bête et la plate horreur. Et pour cela, il défigure la langue, l’empoisonne, montre le travail de l’insensé au cœur même du véhicule du sens. Le salut au chef, “Zieg Heil”, devient ainsi un infantile Zig Zig avec toi, et partout le double “z” se substitue au double “s”, comme si les mots se distordaient à la manière de la chair sous le napalm, comme si les nazes nazis ne pouvaient être évoqués que par la série Z.
Poursuivant sa Blitzkrieg personnelle, Gainsbourg pilonne encore son disque de jeux de mots fumeux, le mitraille d’allitérations en “t”, le bombarde de ses “big big” ineptes. Cette dérive du langage qui, pour avoir été trop au service de l’idéologie, ne veut plus rien dire, c’est le triomphe de Gainsbourg, sa revanche sur la “Yellow Star” qu’il a été contraint de porter pendant l’adolescence. Alors, il jouait au shérif, aujourd’hui il se colle une fausse moustache et pénètre dans les fantasmes ravagés et stériles d’Adolphe (J’entends des voix off), puis envoie Eva Braun valser sur Smoke Gets in Your Eyes.
L’audace de l’échec
Mais le public n’a pas tellement envie qu’on lui parle d’étoile jaune. Pour la France de Giscard, la collaboration et l’Holocauste demeurent des sujets délicats, voire tabous. Le disque reste donc incompris. D’ailleurs, un an après sa sortie, l’affiche de Monsieur Klein de Joseph Losey suscite une nouvelle polémique, Delon, acteur principal et producteur du film, y étant représenté au centre de l’emblème de l’ignominie nationaliste.
A l’inverse de ce film d’une folle intelligence, Rock Around the Bunker n’est pas un chef-d’œuvre. Mais il a l’audace de l’échec, il ose être minable pour évoquer la vacuité absolue de l’idéologie nazie. De toute manière, Serge ne devait pas trop espérer en vendre beaucoup d’exemplaires. Il lui suffisait d’avoir regardé droit dans les yeux ce monstrueux mélange de démence et de stupidité pour se moquer des effets de la bombe qu’il avait lâchée.
Après ce nouveau four commercial, l’occasion de se refaire une santé se présentera malgré tout à lui quand Dani, qui songe alors à concourir à l’Eurovision, le contacte pour qu’il lui écrive une chanson. Retrouvant son talent de mélodiste, il écrit alors Comme un boomerang. Mais l’affaire tourne court, Antenne 2 jugeant les paroles trop sulfureuses. La course après le succès n’est donc pas finie. Et, déjà, un nouveau mal guette Gainsbourg : la tête de chou, qui le fera courir après la “chienne shampouineuse”, Marilou.
{"type":"Banniere-Basse"}