[Numéro spécial Gainsbourg] Propulsée adolescente dans la lumière des projecteurs avec le single Lemon Incest et l’album Charlotte For Ever, Charlotte Gainsbourg porte depuis l’héritage paternel, travaillant à l’ouverture publique de la maison mythique du 5 bis, rue de Verneuil.
Dans le documentaire Gainsbourg, toute une vie*, tu déclares à propos de ton père n’avoir jamais rencontré “quelqu’un d’aussi original, qui pourtant vivait avec une grande mélancolie”. Pourrais-tu nous préciser ta pensée ?
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Charlotte Gainsbourg — C’est toujours compliqué de parler de lui parce que tout s’entremêle et se mélange. Il est à la fois un modèle de père et un modèle d’artiste. Son originalité a été très formatrice pour moi. Malgré son absence, je me sers de tout ce qu’il m’a transmis pendant dix-neuf ans. Dans tous les domaines, il y avait des codes et des indices à prendre. Il n’était pas seulement original dans son comportement. Sa sincérité se cachait parfois dans sa provocation. J’ai l’impression qu’on ne croise plus de personnes comme lui de nos jours. C’est un personnage romanesque.
Serge Gainsbourg traverse les époques et les modes comme peu d’autres artistes depuis trente ans.
Sa musique et sa poésie se transmettent de génération en génération. Comme il était un artiste touche-à-tout, son esthétisme peut s’appliquer à de nombreuses disciplines. Il a aussi marqué une génération entière par sa présence médiatique, que ce soit à travers ses apparitions télévisuelles ou le couple un peu scandaleux qu’il formait avec ma mère. Mon père suscitait la curiosité.
“J’ai tellement écouté les chansons de mon père entre 10 et 19 ans que je connais quasiment tout de lui. Sa discographie m’est tellement familière qu’il m’arrive de me réveiller avec des airs en tête”
Tu es davantage touchée par l’auteur ou le compositeur ?
Sans doute par le parolier, même s’il a souvent réussi la combinaison magique entre paroles et musique. Son écriture, ses mots, son langage me touchent infiniment. Il abordait des thèmes universels qui ont été le socle de chansons intemporelles. Il écrivait de manière très ludique, musicale et parfois humoristique. Savoir jongler entre la gravité et l’humour, la classe et le rythme en fait, selon moi, un artiste génial.
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Quelles paroles de ses chansons te remémores-tu instinctivement ?
Il y en aurait tellement extraites de L’Aquoiboniste, de Je suis venu te dire que je m’en vais, ou de la tournure de phrases de Je t’aime… moi non plus – le titre pour lequel on reçoit le plus de demandes de synchronisation à l’international. J’ai tellement écouté les chansons de mon père entre 10 et 19 ans que je connais quasiment tout de lui. Sa discographie m’est tellement familière qu’il m’arrive de me réveiller avec des airs en tête. Mais pendant des années après sa mort, je suis devenue ultrasensible à sa musique et à sa voix. Au point d’entretenir un rapport très épidermique avec ses chansons. D’ailleurs, je ne les réécoute jamais, mais je les connais toutes par cœur.
Son génie est aujourd’hui manifeste et consacré, mais il était moins évident et reconnu de son vivant…
Oui, il était d’abord vu comme un personnage public avant d’être un artiste reconnu. Il était même parfois surpris par son succès et ne se considérait absolument pas comme un génie. Même s’il se pensait très supérieur à ses contemporains. (sourire)
“On a réécouté le morceau ensemble et j’ai vu à quel point il était heureux des accidents de l’enregistrement, entre ma voix qui déraillait et les fausses notes”
Quels sont tes souvenirs de l’enregistrement de Lemon Incest ?
Je finissais à peine le tournage du film Paroles et musique d’Elie Chouraqui à Montréal, et Bambou était venue me chercher pour m’emmener à New York où mon père enregistrait son album Love on the Beat. C’était l’été 1984, je me revois encore dans cette maison avec piscine dans laquelle je passais mon temps. Je m’en fichais complètement d’enregistrer une chanson, mais je souhaitais faire plaisir à mon père. Je me souviens encore de l’intensité des trois, quatre prises d’enregistrement en studio.
Il était avec moi devant le micro et me guidait avec sa gestuelle digne d’un metteur en scène. Puis on a réécouté le morceau ensemble et j’ai vu à quel point il était heureux des accidents de l’enregistrement, entre ma voix qui déraillait et les fausses notes. Puis j’ai replongé dans la piscine. Aujourd’hui encore, je suis touchée par ce qu’il recherchait à travers ma voix d’enfant. Cette dose d’innocence participait au charme de la chanson. En revanche, l’année de mes 13 ans, j’étais en pension et je n’ai donc pas vécu la sortie de Lemon Incest qui avait fait un peu scandale. Tant mieux, j’ai ainsi été protégée des réactions polémiques.
Tu conserves des souvenirs aussi précis pour les séances de l’album Charlotte for Ever, deux ans plus tard ?
J’étais particulièrement flattée qu’il veuille enregistrer un album entier avec moi. Je me souviens qu’il se mettait au piano pour évaluer la tessiture de ma voix. Quand je me suis retrouvée en studio, tout le disque était déjà écrit et composé. J’étais très heureuse qu’il le fasse pour moi, car je n’avais encore rien à dire à l’époque. En studio, je savais qu’il faisait parfois pleurer ma mère par son exigence artistique. Avec moi, il avait été hyper-doux et ne m’a jamais poussée dans mes retranchements.
Je garde le souvenir d’un enregistrement très plaisant de Charlotte for Ever. Ensuite, j’ai moins bien appréhendé la parution de l’album. Pour moi, le travail sur un disque s’arrêtait aux portes du studio. La promotion me paraissait être un exercice impossible, un vrai supplice. Surtout qu’un titre comme Elastique ne me plaisait pas du tout. Mes deux chansons préférées restent les deux duos avec mon père : Charlotte for Ever et Plus doux avec moi.
Vingt ans après, en 2006, sur l’album 5:55, tu collabores avec Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin d’Air, deux musiciens très influencés par Gainsbourg. Idem pour l’Américain Beck, qui compose et produit IRM en 2009.
Mon père aurait été tellement heureux d’avoir ce succès d’estime, notamment aux Etats-Unis. Pour les musiciens anglo-saxons, il est enfin devenu une référence. Heureusement, ni Air ni Beck n’ont mis en avant leur envie de travailler avec moi parce que j’étais la fille de mon père. J’espère qu’il y avait autre chose qui rentrait dans l’équation. (sourire) Même si toute mon inspiration venait de mon père, je n’avais absolument pas envie de parler de lui. Jean-Benoît, Nicolas et Beck ont fait preuve d’une grande pudeur par rapport à leur curiosité gainsbourgienne, ils ne m’ont jamais assaillie de questions à son sujet.
“La maison paraît encore habitée, c’est comme s’il venait de passer la porte. C’est un lieu émotionnellement très chargé, comme si son âme y rodait encore”
Il a fallu attendre 2017 et l’album Rest pour que tu écrives une chanson à la mémoire de ton père, Lying with You, où, comme lui, tu t’amuses à mélanger le français et l’anglais.
J’en avais écrit les prémices il y a longtemps, mais le texte ne ressemblait pas encore à celui d’une chanson et ne me satisfaisait pas. Je le ruminais depuis tellement d’années. N’étant pas une auteure, je n’ai pas la dextérité de l’écriture et j’ai trouvé plus facile d’écrire les couplets en français et le refrain en anglais. Jouer avec les mots est bien plus aisé dans la langue de ma mère.
Où en es-tu de ton projet récurrent d’ouvrir au public sa maison mythique du 5 bis, rue de Verneuil ?
Cela se concrétise enfin, même si je touche encore du bois depuis le temps que je m’y consacre. J’ai enfin trouvé une personne de confiance qui m’accompagne sur le projet. J’avais besoin d’être épaulée pour que ça prenne forme et que la maison reprenne vie. Avec le Covid, tout est évidemment retardé, mais la maison devrait rouvrir avant la fin de l’année 2021. On réfléchit encore au nom, entre Maison Serge Gainsbourg ou L’Hôtel particulier, en résonance avec sa chanson. Tout est resté en l’état.
La maison paraît encore habitée, c’est comme s’il venait de passer la porte. C’est un lieu émotionnellement très chargé, comme si son âme y rôdait encore. Même pour des personnes extérieures qui y sont entrées. Depuis trente ans, j’entretenais ce mausolée de façon très intime. Il m’a fallu vivre quelques années à New York pour prendre le recul nécessaire et accepter d’en faire un lieu de nouveau ouvert.
De ton père, as-tu gardé par-devers toi l’un de ses objets fétiches ?
Oui, sa mallette ! C’est la chose la plus précieuse qui lui appartenait. Ce fameux attaché-case lui ressemblait autant qu’il paraissait en décalage avec sa modernité. Je ne l’ai connu qu’avec sa mallette, qui était remplie de billets de 500 balles… J’avais les yeux qui sortaient de la tête à chaque fois qu’il l’ouvrait ! Il me filait un billet de 500 francs pour acheter des bonbons. C’était sa mallette trésor.
“Beaucoup de timides se réfugient parfois dans la provocation. Il y avait aussi chez lui un mal-être et le plaisir de choquer. Aller à contre-courant nous rend vivant”
Toujours dans le documentaire, tu affirmes que Serge Gainsbourg serait aujourd’hui censuré.
Oh oui, on vit une époque tellement bizarre. Bien sûr que je me réjouis de la libération de la parole dans notre société – du mouvement MeToo aux témoignages des victimes d’inceste –, mais je ne m’explique pas ces menaces permanentes de censure contre l’expression artistique. Selon moi, l’art doit dépasser tous les interdits et sert aussi à provoquer. Il y a une différence entre choquer artistiquement et commettre des actes condamnables. On condamne désormais sans qu’il n’y ait de jugement.
Par son comportement parfois excessif, mon père serait aujourd’hui évidemment censuré. Pour revenir à Lemon Incest, la chanson ne pourrait plus sortir aujourd’hui. Pourtant, les paroles sont explicites et sans ambiguïté : c’est un amour pur sans passage à l’acte. Jouer avec l’expression “l’inceste de citron” témoigne justement de la puissance artistique. L’art doit être trouble, sinon on s’emmerde… Même s’ils n’ont artistiquement rien à voir, je vois des points communs entre Lars von Trier et mon père. Chez eux, une grande intelligence côtoie une énorme gaucherie. Dans leurs œuvres respectives, j’ai adoré participer à leur provocation. Ils ont un côté mauvais garçon.
Son goût de la provocation était sa manière de transgresser la norme ?
Il luttait contre une timidité complètement exacerbée. Beaucoup de timides se réfugient parfois dans la provocation. Il y avait aussi chez lui un mal-être et le plaisir de choquer. Aller à contre-courant nous rend vivant. Ce serait d’un ennui mortel si on ne pouvait plus parler et se moquer de tout ! Chez mon père, son goût de la provocation était accentué par son personnage public de Gainsbarre. Il se jouait d’un humour très narcissique.
Petite, il me faisait pleurer quand il évoquait sa mort. C’est un sujet sur lequel je n’avais précisément aucun humour. D’ailleurs, il avait la trouille de la mort et de la maladie, tout en ayant un côté autodestructeur. La profondeur du personnage peut s’expliquer par son caractère enfantin. Trente ans après sa mort, c’est la première fois que j’accepte enfin de parler aux journalistes de mon père et de commémorer le 2 mars. Je n’ai jamais lu aucune biographie de lui. Je veux témoigner de mon vécu et faire entendre ma parole. Car, après tout, je suis sa fille.
Gainsbourg, toute une vie de Stéphane Benhamou et Sylvain Bergère, sur France 3 le 26 février à 21h
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