À peine sept mois plus tôt, le 9 décembre 2017, l’État irakien et ses alliés occidentaux avaient déclaré la guerre contre l’État islamique bel et bien finie. Il semblerait qu’ils aient crié victoire trop vite : depuis deux mois, Daech revient en force sur le territoire irakien.
« La victoire [contre l’État islamique] est finale », avait pompeusement déclaré le 9 décembre 2017 le Premier ministre irakien Haider al-Abadi, appuyé par les propos de Donald Trump selon lesquels la bataille contre Daech « était à 99% terminée » en Irak. Pourtant, ces paroles n’étaient que « propagande, les autorités irakiennes et occidentales savaient pertinemment que ce n’était pas le cas », explique Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS, historien de l’Islam et spécialiste du groupe État islamique (Le Piège Daesh : l’État islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, 2015). En effet, le groupe État islamique signe un retour de toutes parts en Irak, par des opérations terroristes comme des attentats, des assassinats, ou encore des prises d’otages accompagnées de demande de rançon et de chantage, surtout entre les trois villes Diyala, Kirkouk et Salahuddin, au nord de Bagdad, la capitale irakienne, formant un véritable triangle de violence.
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Le plus spectaculaire a été l’abduction de six membres de la sécurité irakienne, pris en otages à un faux checkpoint routier mis en place par Daech. Capturé dans une séquence vidéo, on y voit les six Irakiens infortunés agenouillés en dessous du drapeau de l’État islamique et encadrés par deux de membres de l’organisation terroriste, qui exigent la libération de femmes terroristes tenues prisonnières par l’État irakien. Un chantage auquel le gouvernement n’a pas cédé. Les corps sans vie, criblés de balles, ont ensuite été retrouvés sur les lieux du crime. Par ce genre d’actions coup de poing, « les combattants de Daech reviennent montrer que leur combat n’est pas terminé. La situation politique de l’Irak leur offre un boulevard pour leur grand retour », explique Pierre-Jean Luizard. Il faut dire que sept mois après avoir déclaré la victoire contre Daech et s’être engagé à réformer les institutions politiques irakiennes et à restaurer les services publics, aucune procédure n’a été engagée par Haider al-Abadi et son gouvernement, laissant la population irakienne dans un niveau de vie extrêmement précaire, équivalent à celui que celle-ci a connu après la chute de Mossoul aux mains des terroristes en 2014.
Ennemi de l’ombre
Surtout que les combattants de l’État islamique ne sont jamais partis des terres irakiennes ; ils sortent simplement de ce qu’ils appellent eux-même « la traversée du désert pendant laquelle ils étaient en dormance », selon leur propre définition de cette période charnière marquant le retour de Daech, que Wassim Nasr, journaliste de la chaîne France 24 et expert de la mouvance djihadiste (État islamique, le fait accompli, Plon, 2016), a récoltée des lèvres mêmes de combattants djihadistes.
Il est donc « absolument nécessaire de faire la distinction entre le narratif victorieux du gouvernement irakien et de ses alliés occidentaux et la réalité sur le terrain » irakien, où depuis deux mois, l’État islamique commet assassinats, attentats et autres actes de terrorisme à répétition, lance Myriam Benraad, professeur assistante en Science politiques à l’Université de Leiden (Pays-Bas). Cette spécialiste de l’Irak et du djihadisme (Djihad : des origines religieuses religieuses a l’idéologie, Cavalier Bleu, 2018) expose que « le flot des djihadistes présents sur le terrain est incommensurable, ils sont loin d’être tous morts en martyrs ou au combat ». Les autorités irakiennes qui savent à combien s’élève le nombre de djihadistes sur le territoire irakien gardent cette information confidentielle, puisqu’elle va à l’encontre des propos victorieux du Premier ministre.
L’organisation et l’intelligence froide de Daech sur le plan stratégique ne fait aucun doute. Dès leur « semi-défaite » contre les forces occidentales et l’État irakien en décembre 2017, « Daech avait déjà anticipé son grand retour », souligne Pierre-Jean Luizard. Pire, « ils avaient déjà nommé les successeurs, dans le cas où certaines figures phares de l’organisation terroriste venaient à mourir au combat ou en martyrs » puisqu’ils savaient que sur le plan militaire, « ils ne faisaient pas le poids contre l’arsenal militaire des États constitués, eux qui n’étaient à l’époque qu’un proto-État », lance Myriam Benraad. « Ils avaient planifié cette étape, le retour à la clandestinité, à l’acte éclair, et surtout à leur mode opératoire favori : la guérilla et les opérations de nuit, qui les rendent pratiquement intraçables », analyse Wassim Nasr, dont le constat que « si l’État islamique a été déclaré vaincu trois fois, il renaît de ses cendres à chacune d’entre elles » sonne comme une fatalité.
Donner du sens à l’identité irakienne
« La seule différence entre aujourd’hui et les premiers faits d’arme du groupe lors de l’été 2014, notamment la prise de Mossoul, c’est qu’ils ne sont plus dans une logique de conquête, mais dans celle de la pure terreur mortifère, du chaos, pour accélérer la déliquescence des institutions corrompues », expose Pierre-Jean Luizard. Les hommes, nouvelles recrues ou combattants survivants et chevronnés, qui se cachent derrière le porte-parole de l’État islamique en Irak, Abu al-Hassan al-Muhajir, sont selon cet historien de l’Islam « majoritairement des Arabes sunnites, déplacés en Irak, qu’on a placés par dizaine de milliers dans les camps de réfugiés, véritables cellules dormantes de Daech ».
La professeur Myriam Benraad ajoute que « l’État islamique et plus que jamais devenu une mouvance jeune, qui s’insinue inexorablement à nouveau sur les terres irakiennes ». Wassim Nasr, désabusé, assure que « le jeune homme, entre neuf et douze ans aujourd’hui, qui a vécu cette guerre et qui constate que rien n’est fait pour apporter une solution à son pays, va grandir, se radicaliser, voudra prendre sa kalach’, et se venger ».
NEW @ICSR_Centre research suggests [at least] **41,490** foreign fighters joined #ISIS in #Syria & #Iraq:
– 18,852 from #MENA
– 7,252 from Eastern #Europe
– 5,965 from Central #Asia
– 5,904 from Western #Europe
etc.7,366+ have returned to their countries of origin. pic.twitter.com/IABEZR1quZ
— Charles Lister (@Charles_Lister) July 23, 2018
« De nouvelles recherches de l’ICSR (institut de recherche londonien) suggèrent qu’au moins 41 490 combattants étrangers ont rejoint les rangs de Daech en Syrie et en Irak :
– 18,852 du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord
– 7 252 de l’Europe de l’Est
– 5 965 de l’Asie centrale
– 5,904 de l’Europe de l’Ouest
– 7 366 ou plus sont retournés dans leur pays d’origine. »
Car l’absence de reconstruction du territoire irakien réduit en cendres et au néant par le gouvernement en place est un véritable atout pour l’État islamique et « nourrit la rhétorique djhadiste », selon Myriam Benraad. « Si on compare par exemple à l’après-guerre lors de la Seconde guerre mondiale, les vainqueurs ont tout de suite mis en place un Plan Marshall, afin de tout reconstruire et d’éviter les velléités revanchardes », explique le journaliste de France 24 Wassim Nasr. Or pour lui, « rien n’a été fait, il y a toujours des cadavres sous les gravats. L’Irak a terriblement besoin de son Plan Marshall pour pallier l’absence de perspective politique et la corruption qui ronge la classe dirigeante irakienne ». Sans lequel Daech pourra continuer à se présenter « comme sauveur de sa communauté », composée de la majorité des Irakiens dont les conditions de vie sont « invivables et misérables, qui n’ont pas accès aux services publics les plus primaires, alors que leur pays est riche et que seule la classe dirigeante profite des ressources pétrolières ».
Daech a coupé le dialogue entre la population et son gouvernement
L’envergure du désastre politique en Irak est tel que Wassim Nasr et Pierre-Jean Luizard sont « pessimistes » quant aux possibilités de pouvoir freiner, ou au mieux endiguer, le grand retour de Daech dans son ancien fief, « tellement détruit qu’il est une proie de choix pour les plus terribles forces qui soient », constate la professeur en sciences politiques. L’organisation terroriste a en ligne de mire tout ce qui « rappelle la démocratie, les institutions politiques et gouvernementales, qui sont un pur produit de l’Occident selon elle », avance Myriam Benraad : « Toute personne qui voudrait travailler aux côtés du gouvernement irakien est traquée et menacée dans sa chair ».
C’est une impasse presque insurmontable, puisque « la seule issue serait la refonte totale des institutions actuelles, l’interdiction des partis confessionnels, pour les remplacer par des technocrates compétents et incorruptibles aux rênes du pays, en travaillant aux côtés de la population irakienne » selon Pierre-Jean Luizard. Pour Wassim Nasr, la question de l’identité irakienne est une autre des nombreuses pierres qu’il faut ajouter à l’édifice bancal : « aujourd’hui, la citoyenneté irakienne est un concept vide de sens : l’Irakien l’est sans l’être puisqu’il ne voit pas son État. Il aura plus facilement tendance à se tourner vers Daech, en assurant ainsi la reconstitution de l’organisation criminelle. » Et le journaliste de France 24 de conclure qu’« une logique purement militaire ne suffit pas ; si on ne redonne pas du sens à ce que veut dire être Irakien, on va droit dans le mur ».
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