A l’issue de la marche des fiertés d’Istanbul, en Turquie, deux femmes ont voulu poser, en train de s’embrasser. Arrêtées immédiatement par la police et détenues une partie de la nuit, Damla et Meltem reviennent pour les Inrocks sur cet événement et sur la répression subie par les couples de même sexe en Turquie.
La soirée commence à tomber. Les terrasses de cette rue, réputée pour être une des plus festives d’Istanbul, sont remplies de personnes au maquillage arc-en-ciel. Damla et Meltem prennent un verre en plaisantant avec leurs voisins. La police a beau quadriller la rue, les manifestants ont le sourire aux lèvres : la marche des Fiertés d’Istanbul vient de se terminer. Et si les militants n’ont pas été autorisés à marcher sur la principale avenue de la ville, ils ont réussi à défiler quelques minutes dans les rues parallèles – non sans essuyer quelques gaz lacrymogènes. “Tu peux nous prendre en photo ?” demande Damla, prise dans l’euphorie ambiante. La jeune femme, aux longs cheveux blonds se terminant en mèches violettes, entraîne sa petite amie, Meltem, qui a à peine le temps d’acquiescer. Elles se placent devant les policiers et s’embrassent à pleine bouche. La scène dure quelques secondes : un officier de police les tire par le bras, leur hurle d’arrêter et elles se retrouvent menottées et entraînées dans le car de police juste derrière elles.
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Des policiers très intrusifs
“Je n’avais même pas vu qu’on s’embrassait devant la police, rit Damla. Nous fermions les yeux quand nous nous embrassions, j’ai seulement senti une main nous attraper. Et nous nous sommes retrouvées quelques secondes plus tard dans le car de police”. Là, les officiers tentent de jouer, voire même de séduire les jeunes femmes, qui restent menottées pendant les deux heures qu’elles sont gardées dans le véhicule. “lls me demandaient sans arrêt : ‘Mais tu aimes aussi les hommes, n’est-ce pas ?’ Ils ne comprenaient pas qu’on soit lesbiennes, raconte Damla. Ils parlaient de leurs vies parallèles. Ils ont aussi posé plein de questions personnelles sur nous, notre sexualité, notre travail, …”
Conduite ensuite au poste de police, elles resteront plusieurs heures dans le commissariat, où elles retrouvent quelques manifestants – 11 personnes ont arrêtées ce jour-là. “On est sorties vers une ou deux heures du matin”, raconte Meltem. Jamais les policiers ne feront référence au motif de leur arrestation. « Quelle a été notre geste ‘contre le gouvernement’ ? On s’est simplement embrassées ! C’est ça qu’ils considèrent comme un danger ? », soupire Meltem. Le lendemain, elle reçoit deux demandes sur Instagram : certains officiers de la veille veulent la suivre. L’un d’entre eux lui demande même comment elle va par message privé. “Ils avaient mon nom et mon prénom. Imaginez qu’ils fassent aussi ça avec une femme battue !”
Une communauté rendue invisible
C’est la première fois que la jeune femme de 27 ans est arrêtée. “J’ai déjà été convoquée pour mes publications sur les réseaux sociaux, mais c’est tout”. Sa petite amie ne peut pas en dire de même : universitaire en archéologie, Damla a signé il y a deux ans et demi une pétition réclamant l’arrêt des combats dans le Sud-est du pays, en 2016. Une sentence immédiate pour de nombreux universitaires turcs, qui se sont retrouvés sans travail au lendemain de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. “Un mandat d’arrêt a été délivré contre moi. La police est venue me chercher alors que j’étais en vacances, à Assos (au bord de la mer Egée ndlr)”, se souvient-elle. On m’accusait d’être membre de Fetö » (une confrérie ultra-conservatrice, soupçonnée d’être à l’origine du coup d’Etat ndlr). Aujourd’hui, si elle peut continuer à exercer son travail, son passeport a été supprimé et elle ne peut plus sortir du territoire. “Même quand on ne fait rien, les balles tombent sur nous, dénonce Meltem. Parfois c’est parce qu’on est gay, d’autre fois c’est parce qu’on nous soupçonne d’être Fetö. On nous arrête avant même de prouver quoi que ce soit.”
C’étaient d’ailleurs les première vacances de deux femmes, qui sont en couple depuis deux ans, Elles habitent à Kurtuluş, un quartier situé juste au-dessus de la place Taksim, “avec nos trois chats” précise Damla en riant. “Les personnes comme nous doivent déménager dans ce genre de quartier, où nos choix de vie sont tolérés par le voisinage”. Sa famille a plutôt bien accepté son homosexualité. “Moi ce n’est pas vraiment le cas, soupire Meltem. C’est d’ailleurs pour ça que je défile. Pour qu’on soit visible. Pour montrer à la Turquie, à ceux qui sont contre nous, mais aussi à ma famille qu’on existe. Qu’on habite dans le même pays !”
Son premier défilé date de 2013. “A l’époque, on avait le droit de défiler sur l’avenue Istiklal”, se souvient-elle. La manifestation qui a suivi la protestation de Gezi a d’ailleurs été la plus monumentale. Il y a dix ans, il avait même un groupe Facebook “AKLGBT” (le parti au pouvoir ndlr), Erdoğan (le chef de l’Etat ndlr) avait aussi dit qu’il représentait aussi la communauté LGBTI”. Mais les années qui ont suivi n’ont été qu’une longue descente aux enfers. Cela fait trois ans que la marche des fiertés est désormais interdite et sévèrement réprimée. A l’automne, un festival de cinéma queer a été bani à Ankara. “Je viens aussi défiler pour ne pas me sentir seule”, sourit tristement Meltem. Elle enchaîne : “Vous savez, en Turquie, à force de lutter, on devient comme des camarades. A tel point qu’on en oublie parfois d’avoir des gestes tendres, de s’embrasser. Alors ce baiser, finalement, c’est un bon souvenir”.
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