Les simulations sportives telles que Fifa ou NBA 2K sont devenues essentielles pour leurs acteurs modélisés. Leur avatar sera-il à la hauteur de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ? Fera-t-il honneur à la “marque” qu’ils sont devenus ? Et même, dans quelle mesure pourrait-il influer sur leur propre carrière ?
Au début de son film “Harry dans tous ses états”, l’écrivain interprété par Woody Allen reçoit la visite d’une ancienne maîtresse furieuse de la manière dont il a retranscrit leur histoire dans son dernier roman. Hors d’elle, la femme pointe une arme sur lui. Dans le monde des simulations sportives, on n’en est pas encore là, mais footballeurs et basketteurs commencent eux aussi à faire savoir aux éditeurs qu’il ne sont pas toujours contents de ce qu’ils découvrent à l’écran.
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Parfois, c’est leur apparence physique qui n’est pas à leur goût. “Pourquoi je ressemble à Emil Heskey ?”, s’interrogeait ainsi sur Twitter le défenseur français et nouveau joueur de Manchester City Benjamin Mendy en découvrant son visage dans Fifa 18 qui, donc, évoque plus à ses yeux celui de l’ancien attaquant anglais. “Tema ta tête toi aussi cousin”, enchaînait Mendy à l’intention de son coéquipier Bernardo Silva, encore moins gâté que l’ancien Monégasque par les développeurs d’EA Sports. La plupart du temps, ce n’est pourtant pas l’allure de leur avatar qui suscite l’émoi des sportifs professionnels, mais un élément bien plus sérieux : les performances dont sont capables dans le jeu les “personnages” supposés les représenter.
Les vraies joueurs avec leurs vrais noms
Longtemps, la question de la fidélité au réel du comportement des sportifs virtuels ne s’est pas posée. Les stars du ballon ont très tôt prêté – ou plutôt loué – leur image aux éditeurs, avec le Brésilien Pelé parmi les pionniers pour le primitif Pelé’s Soccer d’Atari (1980) et notre Michel Platini pas si loin derrière en porte-étendard de Numéro 10 en 1985. Mais c’est dans les années 1990 que l’acquisition des licences officielles des joueurs et de leurs clubs devient un enjeu majeur pour les éditeurs.
Du côté de Fifa, c’est à partir de l’édition 1996 que le basculement s’opère. Enfin, ses adeptes peuvent contrôler les vrais joueurs avec leurs vrais noms, alors que les possesseurs des jeux concurrents doivent se contenter de clones aux noms approximatifs, tentant des enchaînements entre Decham (au lieu de Deschamps) et Shibane (Zidane) ou lançant Romedio (Romario) ou Klinger (Klinsmann) vers le but adverse. Outre-Atlantique, on change d’époque un peu plus tôt avec des jeux comme Lakers versus Celtics and the NBA Playoffs en 1989 pour le basket ou Madden NFL 94 pour le football américain.
En ligne de mire : l’évaluation globale du basketteur ou du footeux, censée refléter son niveau
Au départ purement cosmétique, cette “reproduction” des athlètes est devenue un élément de plus en plus important des simulations où, comme sur les vrais terrains, les personnages ne sont pas tous égaux. Si, à Fifa, vous voulez vous infiltrer dans la défense adverse, mieux vaut choisir Neymar qu’un milieu défensif du FC Metz. Et pour remonter le score à coups de panier à trois points sur NBA 2K, misez plutôt sur Russel Westbrook que sur votre pivot remplaçant. En théorie, leurs caractéristiques reflètent ce qu’elles sont dans la réalité. Mais un joueur peut aussi progresser subitement, avoir des hauts et des bas ou ne pas percevoir ses dons et limites de la même manière que l’équipe de développement du jeu.
PLEASE EXPLAIN @EASPORTSFIFA ???????????? pic.twitter.com/1niLyAqger
— Michy Batshuayi (@mbatshuayi) 13 septembre 2017
En ligne de mire : l’évaluation globale du basketteur ou du footeux, censée refléter son niveau. Eux-mêmes souvent gamers, les sportifs y sont très attentifs. “Dans Fifa 18, ils m’ont fait pourri, je n’ai pas compris. J’ai 86 dans le jeu mais, manette en main, j’ai l’impression d’être un 53”, se désolait Karim Benzema dans les Inrocks au début du mois. Michy Batshuayi, lui, est passé à l’offensive sur Twitter en demandant directement à l’éditeur d’“expliquer” son évaluation de 80. “Continue à marquer des buts et on en reparlera”, s’est vu répondre l’attaquant belge, qui n’a pas manqué de relancer EA Sports après avoir inscrit un triplé avec son club de Chelsea. La réponse d’EA Sports sur Twitter : une (fausse) carte de joueur avec un rating idéal de 99.
Désillusions et motivation
Aux Etats-Unis, c’est la même histoire en NBA. Quand le jeune pivot de Minnesota Karl-Anthony Towns tweete fièrement son 91 dans le jeu NBA 2K18, Isaiah Thomas s’affiche déçu de son 89 (“Je pensais vraiment que ce serait un peu plus haut, mais ça va”) et Joel Embiid n’en revient pas d’être évalué à 86, lui qui assure avoir été l’an dernier “le meilleur défenseur de la ligue” et jure “pouvoir tout faire”. Personne n’est à l’abri d’une désillusion : même Kyrie Irving, dont le portrait orne la pochette de NBA 2K18, regrette son “petit” 90. “Mais j’aime ça, ajoute le joueur de Boston. Ça va me motiver. D’ici la fin de la saison, retenez bien mes mots, je serai au moins à 93.”
Aux Etats-Unis, recueillir les plaintes des sportifs déçus par leurs évaluations est devenu une tradition. Dans ce registre, rien n’a encore pu égaler le (faux, car concocté par les rédacteurs d’un blog sportif, mais hilarant) e-mail censément envoyé en 2007 à John Madden, qui prête son nom à la reine des simulations de foot US, par Ethan Albright, lequel avait cette année-là l’“honneur” de détenir la pire évaluation du jeu (53). A la fois merveilleusement ordurière et d’une grande précision, la lettre se concluait par une invitation à Madden à “brûler en enfer”.
“Les jeux vidéo de sport mettent généralement l’accent sur le réalisme, note Raphaël Verchère, enseignant et chercheur en philosophie du sport. Pour ce faire, leurs concepteurs ont effectué un gros travail de modélisation du fait sportif qu’ils doivent adapter. Certains ont créé des bases de données impressionnantes, accumulant des statistiques importantes sur les différents joueurs. La qualité de ces informations est telle qu’elle est reconnue plus ou moins explicitement par les acteurs du sport eux-mêmes. Ainsi, Football Manager est souvent utilisé pour cibler certains joueurs quant à leur potentiel par les recruteurs : le jeu vidéo influence la réalité.” Miles Jacobson, l’un des créateurs de cette simulation de gestion, se félicite ainsi d’avoir détecté Lionel Messi avant tout le monde.
Le sportif est une marque
Pour l’universitaire britannique Steven Conway, qui a beaucoup travaillé sur la représentation du sport dans les jeux vidéo, il faut d’ailleurs “penser la relation entre l’athlète et son avatar comme symbiotique : le design de l’avatar a un impact significatif, aux yeux de l’athlète, sur sa perception et son appréciation par le public”.
Invitant à voir les sportifs “non seulement comme des personnes mais comme des marques”, Conway ajoute qu’en tant que marque “votre valeur (économique, sociale, culturelle, symbolique) est directement liée non seulement à vos performances sur le terrain, mais aussi à la manière dont vous agissez en public et dont vous êtes présenté dans les médias.” Et en particulier dans les jeux vidéo, qui peuvent “augmenter sa valeur ou au contraire abîmer votre ‘marque’”. “A la manière d’une agence de communication, poursuit Steven Conway, les joueurs veulent contrôler le ‘message de leur marque’ et une partie importante de celui-ci est leur représentation dans les jeux vidéo.”
“Dans une hyperréalité toute postmoderne, le simulacre finit ici par précéder la réalité, au point de la déterminer”
Raphaël Verchère va plus loin. “Il y a peut-être aussi une question ontologique fondamentale, estime-t-il. Car la représentation (le jeu vidéo) prend ici, d’une certaine manière, la place du fait représenté (le sport), dans une logique qui rappelle celle du simulacre décrite par Baudrillard. Dans une hyperréalité toute postmoderne, le simulacre finit ici par précéder la réalité, au point de la déterminer. En plus d’être lue comme une protestation quant à leur valeur marchande mal jugée, la résistance des joueurs quant à leurs représentations vidéoludiques pourrait donc également être comprise comme un cri de cette réalité refoulée par le simulacre, qui persiste néanmoins à vouloir exister.”
L’enjeu caché de ces protestations pas si puériles, c’est “la valeur de la simulation”. “Lorsque Baudrillard proclame que ‘la guerre du Golfe n’a pas eu lieu’, c’est pour décrire ce conflit où ‘l’ennemi ne figure que comme cible sur un ordinateur’. De même, lorsque le sportif se réduit à son avatar vidéoludique, les acteurs eux-mêmes peuvent se demander si le sport a bien lieu, et s’en émouvoir.”
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